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Élisée Reclus - Langue Commune - Extrait de l'Homme et la Terre (1908)

Discussion dans 'Bibliothèque anarchiste' créé par Ungovernable, 4 Juin 2009.

  1. On se demande si la toute-puissance de la presse ne fera pas encore beaucoup plus, si elle n'amènera pas, sans le vouloir et, sans le savoir, tous les peuples à parler une langue commune. Déjà, elle a fait dans cette direction une grande part du chemin. Les télégrammes incessamment échangés entre tous les pays du monde sont rédigés en un style concis, rapide, logique, facile à comprendre de tous, suivant un répertoire de mots convenus d'avance. Les articles, qui développent ces dépêches brèves en subissent forcément l'influence et d'ailleurs ne sont point rédigés pour la plupart avec le grand souci de la beauté littéraire : ce ne sont d'ordinaire que de pures amplifications dont l'écriture s'éloigne fort peu des clichés habituels. Les mots originaux de la langue en sont volontiers écartés et l'on emploie de plus en plus des termes diplomatiques et, parlementaires appartenant à la collection des expressions banales usitées dans les salons cosmopolites. Bien qu'un Français ne puisse comprendre l'espagnol, l'italien, le portugais, le roumain dans leurs prosateurs et leurs poêtes qu'après une sérieuse étude, il peut lire couramment leurs journaux, retrouvant les mêmes mots avec des terminaisons différentes et les mêmes tournures avec quelques termes du crû, que l'on devine par l'ensemble de la phrase. Déjà dans tout le monde latin, la langue universelle est en voie de se former, et les parlers des nations slaves, germaniques, anglo-saxonnes s'assouplissent parallèlement pour se rapprocher par la construction générale de la moyenne universellement acceptée. Dans les congrès scientifiques internationaux, il est désormais entendu que tous les auditeurs comprennent les principales langues occidentales. Pour celui qui aime sa langue maternelle et répugne à tous les jargons bâtards qui envahissent de toutes parts, non, il est vrai, le temple littéraire des nations, mais le parvis banal de la politique et du commerce, l'avènement d'une langue vraiment commune peut être considérée comme un véritable bienfait. Ce serait là du moins une franche révolution qui, plaçant deux idiomes à la disposition de chacun, celui d'usage international et le parler des jeunes années, permettrait de défendre celui-ci contre l'envahissement des mots étrangers — non par haine, mais par respect — et contre des tournures qui ne correspondent pas à son génie.

    Que cette langue commune ne puisse être une langue morte comme le sanscrit, le grec ou le latin, cela est de toute évidence, malgré les pieux dépositaires des si beaux parlers d'autrefois, car ces anciens langages appartenaient à une civilisation que celle de nos jours a depuis longtemps dépassée : à de nouveaux pensers il faut un instrument nouveau. Nulle langue moderne ne convient non plus au rôle de véhicule universel de l'intelligence humaine. Quoique le français et l'anglais aient pu ambitionner cette situation prépondérante, les rivalités nationales ne permettent pas que pareille conciliation se fasse paisiblement entre les hommes, et, d'ailleurs, il n'est pas une des langues actuellement parlées qui ne soit très difficile à bien connaître soit dans l'ensemble de son vocabulaire, soit dans la variété de ses tournures et de ses nuances, soit dans les diflicultés de sa syntaxe, soit enfin dans les écueils de sa prononciation : toutes représentent dans leur formation des éléments multiples, fort différents les uns des autres, et la diversité des règles provenant des contradictions initiales, oblige les élèves à des études très approfondies. Aussi la plupart de ceux qui, à l'étranger, étudient une de ces langues européennes seraient-ils fort embarrassés pour l'utiliser à fond comme idiome universel ; ils se bornent à charger leur mémoire d'un certain nombre de mots et de phrases qui leur facilitent les opérations les plus usuelles de la vie et les conversations banales. Ce sont des jargons, comme le sabir méditerranéen et comme le pidgin english des mers Pacifiques, ce ne sont pas des langues.

    Telles sont les raisons pour lesquelles des chercheurs ont essayé de confectionner de toutes pièces des parlers artificiels qui ne comporteraient point d'exceptions dans le maniement des règles. De nombreuses tentatives ont été faites dans ce sens et plusieurs ont même pris assez d'importance pour faire naître une véritable littérature. Parmi toutes ces créations, celle que son auteur, Zamenhof, a qualifiée d'esperanto, terme dont le sens est facile à deviner, paraît réunir bien des avantages comme langue artiticielle. Les radicaux du vocabulaire n'ont pas été choisis par caprice individuel, ils se sont imposés naturellement comme appartenant par l'usage aux principales langues d'Europe et d'Amérique, soit par le fonds latin, le plus important de tous, soit par les parlers germaniques. En possession de ce trésor primitif des mots, aussi rapproché que possible de l'ensemble des langues européennes appartenant aux nations les plus civilisées, l'étudiant du nouvel idiome les modifie et les combine par les formes faciles à apprendre pour leur donner les nuances nécessaires, et se guide par des règles infrangibles pour indiquer les genres, les nombres, les temps, les modes. Ces quelques dizaines de règles, que l'on peut maîtriser en un jour, suffisent pour que l'espérantiste manipulant son dictionnaire écrive et comprenne la langue universelle : il peut se mettre en rapport avec tous les correspondants qui se sont procuré la même clé de commune entente. Déjà le nombre des adeptes qui sont entrés dans la voie de la réalisation pratique est assez notable pour avoir modifié quelque peu la statistique postale : dix années seulement après la naissance de l'espéranto, ceux qui l'utilisent dans leurs échanges de lettres dépasseraient 120000. Combien de langues originales en Afrique, en Asie, en Amérique, et même en Europe, embrassent un nombre de personnes beaucoup plus modeste ! Les progrès de l'espéranto sont rapides, et l'idiome pénètre peut-être plus dans les masses populaires que parmi les classes supérieures, dites intelligentes. C'est, d'un côté, que le sentiment, de fraternité internationale a sa part dans le désir d'employer une langue commune, sentiment qui se rencontre surtout chez les travailleurs socialistes, hostiles à toute idée de guerre, et, de l'autre, que l'espéranto, plus facile à apprendre que n'importe quelle antre langue, s'offre de prime abord aux travailleurs ayant peu de loisir pour leurs études. On remarque pourtant que la plupart des intellectuels chez les petites nations de l'Europe sud-occidentale, élevés à l'usage d'un langage très peu répandu, forcés de se tourner vers l'Europe du centre et de l'ouest. cherchent à adopter l'espéranto, quoiqu'il soit encore bien pauvre en bagage scientifique, frappés qu'ils sont des remarquables avantages qu'il leur fournirait pour entrer immédiatement en rapport avec la civilisation occidentale.


    Chose curieuse, cette langue nouvelle est amplement utilisée déjà elle fonctionne comme un organe de la pensée humaine, tandis que ses critiques et adversaires répètent, encore comme une vérité évidente que les langues ne furent jamais des créations artificielles et doivent naître de la vie même des peuples, de leur génie intime. Ce qui est vrai. c'est que les racines de tout langage sont extraites en effet du fonds primitif. et l'espéranto en est, par tout son vocabulaire, un nouvel et incontestable exemple, mais que ces radicaux peuvent être nuancés ingénieusement de la manière la plus directe, comme on l'a fait pour tous les arts et toutes les sciences; à cet égard, il n'y a point d'exception : tous les spécialistes ont leur langage technique particulier. L'inventeur de l'espéranto et ceux qui, dans tous les pays du monde, lui ont donné un énergique appui ne professent nullement l'ambition de remplacer les langues actuelles, avec leur long et si beau passé de littérature et de philosophie : ils proposent leur appareil d'entente commune entre les nations comme un simple auxiliaire des parlers nationaux. Toutefois, on peut se demander si nos langues policées, si nobles dans la bouche des génies qui les ont le mieux interprétées et en ont fait un merveilleux organisme de force, de souplesse et de charme, on peut se demander si. par l'effet de la loi du moindre effort, il n'y aura pas tendance de la part de ceux que l'école aura rendus maîtres des deux langues, l'une apprise de la mère, l'autre acquise dans le dictionnaire, à se laisser aller à l'emploi permanent de l'idiome le plus facile, le plus régulier, le plus logique. Quoi qu'il en soit, une révolution aussi capitale que le serait l'adoption d'une langue universelle ne pourrait s'accomplir sans avoir dans la vie des nations les conséquences les plus importantes en faveur de la paix et d'un accord conscient.
     
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