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Enfants sous Emphétamines : la pilule de l'obéissance

Discussion dans 'Libération des enfants' créé par IOH, 5 Décembre 2019.

  1. IOH
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    France
    Réussite scolaire sur ordonnance

    La pilule de l’obéissance
    À l’origine, le remède ne devait concerner que les enfants «hyperactifs», une pathologie relativement rare. Mais depuis quelques années, aux États-Unis, tout bambin quelque peu turbulent peut se voir prescrire de la Ritaline, un médicament voisin des amphétamines qui fait également fureur sur les campus. Après avoir inondé le marché américain, la pilule miracle se répand en France.

    Un reportage de Julien Brygo

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    La pilule de l’obéissance


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    Emmanuelle Thiercelin. — Jeux acrobatiques dans la cour de récréation, 2010
    © Emmanuelle Thiercelin / Divergence
    En ce samedi 13 avril 2019, à Paris, Mme Claire Leblon, cheffe d’équipe dans un grand hôtel en région parisienne, s’installe dans la salle d’attente d’un cabinet de pédopsychiatrie avec Niels, son fils de 11 ans. Dans quelques minutes, le garçon fera face au médecin, qui le questionnera encore sur ses résultats scolaires et son comportement. Après quelques minutes en position assise, le garçonnet commence à gigoter, se lève, se rassoit, puis prend le smartphone de sa mère pour y faire défiler des photographies de villes, sa passion du moment — après les lampadaires, les poubelles et les camions.

    Patatras : le portable tombe par terre. Mme Leblon est ulcérée; sa voix monte d’une octave. Cette scène est pour elle une preuve supplémentaire du fait que son fils est différent, intenable, incorrigible elle a trouvé le bon mot il y a quelques années : «hyperactif». Ses bêtises l’exaspèrent, tant à la maison qu’à l’école.

    Elle a frappé à la bonne porte. Le médecin, dont on entend la voix de l’autre côté du mur, a la réputation d’être un «grand ponte dans son domaine», souffle-t-elle. Invité récurrent des radios nationales, M. Gabriel Wahl publie régulièrement des tribunes dans la presse médicale et généraliste. Il a signé quantité d’ouvrages sur ses thèmes de prédilection, au premier rang desquels l’échec scolaire, la précocité et le fameux trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH).

    Son remède miracle : la Ritaline, un comprimé issu d’une molécule synthétisée en 1944 par un chimiste italien, Leandro Panizzon. L’histoire retient que Panizzon conçut ce produit pour sa femme, Marguerite (surnommée «Rita»), qui cherchait à améliorer sa concentration — et son revers au tennis. Ce jour-là, tous les patients du docteur Wahl repartiront avec leur ordonnance de psychotropes.

    La Ritaline se compose de chlorhydrate de méthylphénidate, un dérivé d’amphétamines qui accroît la production de dopamine dans le cerveau. Cette molécule délivrerait les adultes comme les enfants d’une liste impressionnante d’imperfections, de la fâcheuse tendance à se cabrer devant une tâche fastidieuse au rejet pur et simple de l’autorité, en passant par l’inattention ou la déconcentration. C’est l’un des produits-phares du laboratoire Novartis (52 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2018). Tantôt appelé smart drug («drogue de l’intelligence»), «pilule de l’obéissance» ou kiddy coke («cocaïne pour enfants»), ce psychostimulant est censé améliorer les performances intellectuelles du patient et fournir aux parents ainsi qu’aux enseignants des enfants malléables. «La Ritaline ne soigne rien. C’est un suspensif, pas un curatif : elle suspend les symptômes de l’inattention, admet le docteur Wahl. On ne guérit pas du TDAH, qui est un trouble biologique transmis par les gènes (1). » La Ritaline et ses concurrents, en premier lieu l’Adderall (laboratoire Shire), sont classés parmi les stupéfiants.

    Niels fait partie des quelque 62 000 enfants de moins de 20 ans en France — principalement des garçons de 6 à 17 ans — qui ont consommé du méthylphénidate en 2016 (2). Comme la plupart de ses camarades «hyperactifs», il prend ses cachets uniquement les jours d’école. Le mode de diffusion, «à libération prolongée», a été pensé de manière à le faire tenir en place de 8 heures à 16 heures exactement. «Quand vous avez un enfant perturbateur, la classe est fichue», insiste le docteur Wahl. Grâce à sa potion magique, plus besoin de punitions ou de ruses pédagogiques pour mater les têtes brûlées. Les filles, moins prédisposées par leur éducation à avoir un comportement dérangeant, sont plus souvent diagnostiquées d’un simple TDA, le trouble du déficit de l’attention sans hyperactivité.

    En France, la prescription de méthylphénidate a explosé : on en consomme trente fois plus aujourd’hui qu’en 1996, année de sa mise sur le marché. En 2017, il s’en est vendu 810 000 boîtes, quatre fois plus qu’en 2005. Et, pour certains, le marché n’est pas encore assez inondé : «Quarante mille enfants traités [en 2014], c’est insuffisant», estime par exemple Le Figaro, qui déplore que «plusieurs centaines de milliers d’enfants ne bénéficient pas du traitement qu’ils devraient avoir» (3). Tandis que le site Allodocteurs.fr tire la sonnette d’alarme : «La Ritaline ne serait pas assez prescrite» (5 septembre 2017). Mme Leblon, elle, n’y va pas par quatre chemins : «On lui donne ça pour avoir la paix, pour qu’il obéisse, pour qu’il se tienne bien en classe et qu’il ait des bonnes notes. On n’arrêtait pas de se faire convoquer! Mais ça ne fait plus effet, et il ressent des angoisses, alors on va arrêter.»

    «C’est dur de donner des amphétamines à son enfant»
    Aucune étude n’a été consacrée aux effets à long terme du méthylphénidate sur les enfants (4). Ce qui inquiète Mme Leblon, et que confirme M. Wahl, avec le flegme habituel des grands médecins : «Oui, il peut y avoir des troubles du sommeil ou de l’appétit, des maux de ventre… Mais ce médicament est prescrit dans soixante-quinze pays, il a été découvert il y a plus de soixante-dix ans. Il n’y a pas une seule aventure humaine qui soit sans risques. C’est un médicament qui ne fait aucun mal et ne crée aucune dépendance. Le méthylphénidate permet de sauver des vies, essentiellement celles de gens qui n’arrivent pas à se concentrer et qui sont de fait en échec scolaire.» Comme cette écolière «au quotient intellectuel très élevé» qui n’arrivait pas à se focaliser correctement sur ses révisions et qui a vu la moyenne de ses notes passer «du jour au lendemain» de 9 à 16. Ou encore ce «grand médecin» lyonnais qui «a déclaré explicitement que, si son fils n’avait pas pris de Ritaline, il n’aurait pas pu faire des études de médecine et, plus tard, de chirurgie». Des anecdotes, M. Wahl en a plein sa besace. «Mes patients prennent ce traitement comme on allume un radiateur quand on a froid, comme on ouvre un parapluie quand il pleut ou comme on met des lunettes quand on est myope. Allez leur expliquer que le Kentucky, le social, le truc et le machin… Ils s’en foutent.»

    Pourquoi le Kentucky? Parce que c’est l’État américain qui compte le plus haut taux d’enfants diagnostiqués hyperactifs : 14,8%, selon les Centers for Disease Control and Prevention (CDC), qui se fondent sur les déclarations des parents. Un sur dix est sous médicaments (5). Dans certains comtés, comme celui de Henderson, dans l’ouest, un quart des enfants scolarisés ont déclaré à leur école un diagnostic de TDAH. Ce qui place cet État et ses quatre millions et demi d’habitants au premier rang mondial de la médicalisation des enfants inattentifs. En 2017, plus de vingt millions d’Américains prenaient des psychostimulants, parmi lesquels seize millions d’adultes — dont cinq illégalement — et quatre millions d’enfants (6). Les États de l’Ouest et du Sud, ruraux et industriels, sont davantage touchés que le reste du pays.

    Dimanche 29 septembre 2019, Lexington, Kentucky. Des échangeurs autoroutiers, une succession de commerces et, au fond d’un quartier pavillonnaire, la bibliothèque Beaumont. Mme Jesse Dune et ses deux bambins sont venus emprunter des livres pour la semaine. «Ce record mondial ne m’étonne pas du tout, dit cette pharmacologue de 39 ans, qui travaille à l’hôpital universitaire. Le Kentucky est un État très conservateur; on ne parle jamais des émotions, des sentiments des enfants. On préfère leur donner un comprimé, c’est plus facile. En Californie, c’est l’inverse : être créatif et hyperactif ne vous vaut pas d’être suspect. Ici, c’est un trouble largement surdiagnostiqué, surtout chez les garçons.»

    Avec elle, ce matin, Elizabeth, 11 ans, sage comme une image. «Ma fille a toujours été en avance; elle a lu avant les autres. Elle passe d’ailleurs sa vie à lire. Mais le soir, elle n’était pas gérable. Elle ne voulait jamais manger calmement avec son père et moi. Je travaille cinquante heures par semaine, j’ai un boulot très prenant et, le soir, je suis crevée. De plus, elle avait des idées morbides, elle me disait des choses du genre : “Je voudrais ne jamais être née, maman.” Ça m’a brisé le cœur. On a donc consulté plusieurs médecins et, quand elle avait 7 ans, on l’a mise sous Concerta [un concurrent de la Ritaline]. Depuis, elle le prend sans interruption, même pendant les vacances et les week-ends. Quand on a essayé d’arrêter, ses notes ont chuté. C’est très dur, en tant que parent, de devoir donner des amphétamines à son enfant, mais on a l’impression de ne pas avoir le choix.» Seuls et uniques coupables à ses yeux : les écrans.

    Chaque mois, Mme Dune doit prendre rendez-vous avec le médecin pour renouveler son stock. «On n’a le droit de posséder des réserves que pour trente jours, alors, tous les mois, je dois aller rechercher une prescription chez le pédopsychiatre. Puis je dois appeler la pharmacie quatre jours avant, montrer ma carte d’identité… C’est très encadré, à cause de ceux qui le vendent au marché noir pour les étudiants.»

    Un ticket d’entrée dans la catégorie des surdoués
    Selon une étude menée en 2008 dans une grande université du sud-est des États-Unis, 34% des étudiants américains ont déjà eu recours au méthylphénidate pour leurs révisions (7). Shannon, qui suit des études commerciales, s’étonne : «C’est tout? Je dirais plus, largement plus. Ici, c’est au moins 70%, si vous voulez mon avis. Tout le monde autour de moi en prend.» Sur le campus de l’université du Kentucky, à Lexington, rien de plus simple que de trouver du méthylphénidate. «Quand je prends du Concerta, je me sens super concentrée. Hier, je l’ai avalé à 14 heures et je suis restée collée à mes révisions jusqu’à 1 heure du matin, sans manger. J’ai payé 8 dollars pour 27 milligrammes, via un groupe de discussion sur Internet. C’est très simple», assure Maya (8), 19 ans, qui, le regard vitreux et le teint blafard, sort tout juste de son examen de psychologie. «Je suis la première de ma famille à entrer à l’université. Je n’ai pas le choix : je dois réussir à 100%. Là d’où je viens, dans le nord du Kentucky, personne ne va à la fac, même les bons basketteurs.» À 13 000 dollars (11 800 euros) le semestre à l’université, la jeune femme n’hésite pas à «mettre toutes les chances de [son] côté».

    Une situation «dangereuse», selon M. Matthew Neltner, médecin universitaire qui officie au sein de l’unité de traitement des maladies mentales des étudiants de l’université. «L’argument selon lequel les psychostimulants ne seraient pas addictifs me rappelle le discours sur les opioïdes : c’est exactement comme ça que la crise a démarré! Quand on est en manque de Ritaline, on est déprimé, fatigué, on dort toute la journée et on n’a aucune motivation pour rien.» Il raconte que beaucoup de patients viennent le voir et déclarent d’emblée qu’ils souffrent du TDAH : «Personne ne vient me voir en disant “Je suis bipolaire” ou “Je suis en dépression”. Ce n’est pas sexy. Les étudiants ne veulent pas entendre parler de thérapies comportementales, pourtant efficaces, ou de solutions plus simples, comme faire de l’exercice. Alors que courir, sortir, faire du sport soigne l’hyperactivité.» Au sein de son unité, M. Neltner dit «essayer de ne pas surprescrire : on se base sur le DSM-5, qui établit que 5% des enfants et 2,5% des adultes ont le TDAH» (9).

    Aux États-Unis, être affligé d’un TDAH est parfois considéré comme désirable, car synonyme d’un ticket d’entrée dans la catégorie des surdoués. De nombreuses célébrités, du chanteur Justin Timberlake à l’actrice Emma Watson, en passant par le chef d’entreprise Richard Branson, le nageur Michael Phelps, feu le musicien Kurt Cobain ou encore… Leonard de Vinci, ont été diagnostiquées comme en étant atteintes. On ne compte plus les chansons à la gloire du méthylphénidate, tant celui-ci s’est immiscé dans le quotidien des Américains de divers milieux : la finance, les jeux vidéo, le base-ball, le show-business, mais aussi l’armée ou encore les courses de chevaux (10).

    «Mon fils est un génie, affirme Mme Mary Fuller Proffit, une serveuse de 63 ans qui élève seule Isiac, adopté il y a onze ans. Il est capable de vous dessiner les yeux fermés les cartes exactes de l’Europe avant et après la première guerre mondiale, puis après la seconde guerre mondiale.» Ancienne assistante sociale pour personnes atteintes de maladies mentales («Je devais m’occuper de trente-huit patients, avec un total de dix mille médicaments à gérer chaque mois»), elle s’est longtemps opposée aux psychostimulants. Les médecins ont très vite conclu qu’Isiac était atteint du TDAH, mais Mme Proffit, méfiante, estime que le surdiagnostic est très important dans le Kentucky. «Isiac est né dépendant au crack et à l’alcool, car sa mère biologique en consommait. J’ai dû quitter mon emploi pour m’occuper de lui. Depuis qu’il est petit, je n’entends parler que de son comportement à l’école. Il parle tout le temps, refuse de s’asseoir, fait un peu ce qu’il veut. Ses professeurs ont fait pression sur moi pour qu’on lui prescrive quelque chose. Leur intérêt, c’est qu’il s’assoie et qu’il se taise.» Mme Proffit a finalement cédé : «Je lui donne du Concerta uniquement pour l’école, et ses professeurs sont satisfaits. Moi, un peu moins, car je suis pauvre, je n’ai pas une bonne assurance et cela me coûte 130 dollars par mois [118 euros]. »

    Dans l’est du Kentucky, au pied des Appalaches, la ville de Hazard, cinq mille habitants, n’est que pharmacies en drive-in, supermarchés dispersés et montagnes en escalier, trouées par les pelleteuses pour extraire le charbon ou réparer les routes. Sur la route du rectorat, qui a accepté de nous recevoir, nous nous arrêtons dans une clinique qui fait scintiller le sigle «ADHD» — pour «attention-deficit hyperactivity disorder», la version anglophone du TDAH — sur un écran à destination des conducteurs. À l’intérieur, on tombe sur une publicité pour le Crossroads Health Center : «Votre enfant n’arrive pas à respecter les consignes et à finir ses devoirs? Vous connaissez un écolier ou un étudiant qui a des difficultés à rester assis ou à faire la queue? Vous côtoyez un enfant qui gigote, s’agite, court, saute ou est toujours en mouvement? Vous connaissez quelqu’un qui semble avoir le TDAH et qui voudrait de l’aide pour établir le diagnostic? Appelez ce numéro.» À l’accueil, nous nous renseignons sur l’âge à partir duquel on peut diagnostiquer un enfant hyperactif dans la région. «À partir de 18 mois», nous répond la médecin de service.

    Dans la salle de réunion de la Kentucky Valley Educational Cooperative (50 000 écoliers, 2 900 professeurs), la directrice adjointe, Mme Dessie Bowling, a convoqué pas moins de huit personnes pour répondre à nos questions sur l’épidémie locale de TDAH. «Parmi les vingt élèves de ma classe, raconte Mme Emily K., professeure dans un grand lycée de la région, j’en ai probablement 30% qui ont soit un TDA, soit un TDAH. Ça fait cinq ans que je suis prof et ça a toujours été comme ça. Je crois que c’est normal pour tout le monde ici. La moitié au moins de mes élèves ne sont plus avec leurs parents à cause des opioïdes ou d’autres drogues, et vivent avec leurs grands-parents ou dans des familles d’adoption. C’est ça, le vrai sujet, dans ma classe.»

    Des prescriptions «dès 4 ans s’il le faut»
    Dans cette région minée par le déclin de l’industrie du charbon et par les ravages de la drogue (essentiellement les opioïdes, la méthamphétamine et la cocaïne), les enseignants font ce qu’ils peuvent. «Nous essayons d’inciter les enfants qui sont facilement distraits à aller au laboratoire de réalité virtuelle ou à l’atelier de menuiserie, explique Mme Bowling. Quand ils construisent des drones ou impriment leurs objets en 3D, ils n’ont aucun problème à se concentrer. Ce sont peut-être tout simplement des enfants qui sont davantage à l’aise avec un moteur ou un plan de construction qu’avec du papier et un stylo. On pousse beaucoup de professeurs à équiper leur classe avec de gros ballons, des chaises hautes pour ceux qui veulent se tenir debout, des sièges à bascule. Tout ça peut constituer des solutions pour empêcher la mise sous médicaments directe.»

    Ces vingt dernières années, l’école américaine a subi deux réformes successives qui ont accru la compétition entre établissements, entre élèves et entre professeurs. No Child Left Behind («Aucun enfant laissé sur le bord du chemin»), une loi votée sous M. George W. Bush, et Race to the Top («Course vers le sommet»), un programme instauré sous M. Barack Obama, ont aggravé les inégalités scolaires. L’école est-elle devenue si dure qu’il faille droguer les enfants pour leur permettre de suivre le rythme? «On doit les préparer à être des adultes, à être des membres productifs de la société, répond Mme K. Une bonne partie du problème, c’est que, le lundi matin, certains gamins n’ont pas pris leurs médicaments de tout le week-end. Ils démarrent donc la semaine dans tous leurs états, et il faut attendre le mardi pour qu’ils soient de nouveau opérationnels.»

    Tout en haut d’une montagne de charbon, au sein du Primary Care Center de Hazard, le plus grand du comté, Mme Molly O’Rourke, pédiatre, nous ouvre la porte de son bureau. «Regardez mon planning : le jeudi, c’est une grosse journée. Sur vingt-six patients, douze viennent me voir pour de l’hyperactivité ou des troubles de l’attention. Ils veulent renouveler leur ordonnance mensuelle. Parfois, cela représente plus de la moitié de mes consultations.» Pour établir un diagnostic de TDAH, Mme O’Rourke soumet à ses patients un questionnaire, le Vanderbilt ADHD Diagnostic Rating Scale (VADRS). «C’est subjectif, explique-t-elle. Les parents le remplissent en fonction du comportement de leur enfant. S’il a les mêmes symptômes à l’école et à la maison, alors on envisage la médication.» Le formulaire comprend quarante-sept questions. Les réponses possibles vont de 0 («jamais») à 3 («très souvent»).

    Comme pour le DSM, on coche des cases et, à partir d’un certain nombre de points, on est considéré comme «hyperactif» ou comme simplement «inattentif». Exemples : «Parle trop.» «Oublie souvent ses affaires.» «A du mal à organiser ses tâches.» «Interrompt souvent les autres.» «A tendance à s’énerver.» «S’est déjà enfui la nuit.» «A déjà agressé quelqu’un sexuellement.» «Se dispute avec les adultes.» Les questions sont variées, mais ont toutes pour thème la capacité de nuisance des enfants. Mme O’Rourke prescrit de la Ritaline, du Concerta, du Focalin, de l’Adderall ou du Vyvanse, «dès 4 ans s’il le faut. Il y a un nouveau médicament chaque mois», s’exclame-t-elle.

    Le petit dernier, l’Adhansia, sort des usines de Purdue Pharma, le laboratoire de l’OxyContin, considéré comme le principal responsable de la crise des opioïdes (400 000 morts en vingt ans) (11). «Je viens d’un programme où on essaie de baisser les doses, de favoriser les thérapies comportementales, d’arrêter les médicaments, poursuit Mme O’Rourke. Mon but, c’est qu’ils soient capables d’être des enfants, de jouer et d’apprendre. Je n’ai jamais vu d’effets négatifs à long terme, excepté une croissance perturbée. Le plus grand problème, ce serait l’addiction, surtout pour les adolescents, ainsi que la revente.» Pour elle, ça ne fait pas de doute, «la télévision est responsable en grande partie du TDAH. C’est la première baby-sitter du pays». Dans sa salle d’attente, encore un garçon. Jayden, 12 ans, «ne tient pas en place». Diagnostiqué hyperactif, il est sous psychotropes depuis quatre ans. Sa mère, Tasha, commente : «Quand il ne les prend pas, il est insupportable.» L’école? «Je pense que c’est ennuyeux, répond Jayden. Lire est ennuyeux. Rester assis toute la journée est ennuyeux. Je préfère jouer au base-ball avec mon père, ou à Fortnite, World of Warcraft ou NBA 2K [des jeux vidéo] avec mes copains.»

    Retour en France. Dans le bureau du docteur Wahl, Mme Leblon s’adresse franchement au médecin. «En fin de compte, on ne va pas se mentir : la Ritaline, c’est pour la tranquillité de l’école. Puisqu’on ne lui en donne pas le week-end ou pendant les vacances scolaires…» M. Wahl paraît agacé. Il se redresse sur son siège : «Là, franchement, je ne suis pas d’accord avec vous. L’objectif premier, c’est quand même de permettre à des enfants en souffrance d’aller mieux, car un enfant TDAH est en conflictualité permanente. Il se fait engueuler la journée par les profs et le soir par les parents!» Mme Leblon rebondit : «C’est vrai, docteur. Nous, on en a marre de tout le temps le disputer comme ça!» Le pédopsychiatre répète sa doctrine : «C’est un trouble biologique. Dans cette affaire, vous n’êtes ni bons ni mauvais. Vous n’êtes pas plus responsables de son TDAH que mes parents ne sont responsables de ma myopie.» Éclat de rire de Niels. Le docteur se reprend : «Niels n’a pas un TDAH pur.» N’empêche : il a avalé des psychotropes pendant quatre ans et ressent aujourd’hui ce qu’on pourrait appeler de grosses angoisses.

    Angoisses et tentatives de suicide
    Les longues heures passées à regarder «Enquête exclusive», «Enquête d’action», «Enquête sous haute tension» et autres émissions de «reportage» sur les forces de l’ordre expliqueraient-elles sa hantise d’un improbable kidnapping? «Malheureusement, la Ritaline ne soigne que le TDAH, pas l’anxiété», précise M. Wahl. Niels n’est pas le premier cas d’enfant sous stimulants pris d’angoisses inquiétantes. On pense à Gab T., cet adolescent de 14 ans qui a tenté de se suicider après avoir démarré l’Adderall à 7 ans; à M. Trey McCormick, 23 ans, travailleur dans l’hôtellerie et la restauration dans le Kentucky, qui, plus jeune, faisait croire à sa mère qu’il prenait ses cachets mais les jetait dans les toilettes tellement ils lui donnaient «des idées noires, oppressantes, des visions d’horreur»; ou encore à cet ouvrier du bâtiment, M. Joe Dazier, qui n’a pas de mots assez forts contre ce «poison» que ses parents l’ont «forcé» à prendre.

    Selon une étude publiée en 2019, les enfants sous psychostimulants ont deux fois plus de risques de développer des psychoses (12). Mais le docteur Wahl n’est guère convaincu : «La Ritaline réduit le risque d’addictions et, en principe, limite le risque de psychose, puisque les résultats scolaires sont meilleurs.» Tant que les notes sont bonnes, la mission est accomplie et le docteur satisfait.

    Mme Leblon nous reçoit dans son pavillon de Saint-Prix, au nord de Paris. «Lorsqu’il m’a prescrit de la Ritaline, le docteur Wahl m’a dit : “Ne lisez pas la notice, car la liste des effets secondaires va vous refroidir!” Comme c’est un grand ponte, j’ai suivi son conseil. Mais ce que j’ai lu par ailleurs, notamment sur la proximité avec les amphétamines, m’a inquiétée. C’est à la suite de ces découvertes, et en constatant que la Ritaline ne faisait plus aucun effet, que nous avons décidé d’arrêter. Il l’aura prise pendant quatre ans; c’est beaucoup. L’an prochain, c’est le collège. On appréhende.»

    Dans la salle à manger, Mme Leblon fait résonner le tube de Ritaline, puis nous tend la notice parfaitement pliée de ce qu’elle nomme avec ironie la «petite pilule magique». Au chapitre 4, on dénombre pas moins de soixante-dix «effets indésirables éventuels», des «plus fréquents» (palpitations, battements de cœur irréguliers, maux de tête, nervosité, insomnies, etc.) aux «fréquents» (diminution de l’appétit, fièvre, perte des cheveux, etc.) et aux «très rares» (crise cardiaque, tentative de suicide, pensées anormales, absence de sentiment ou d’émotion…). À la rubrique «Autres effets indésirables», on lit, entre autres mentions : «Dépendance au médicament.»

    Rigolard et joueur, Niels raconte qu’il est bien content d’avoir arrêté ce comprimé qui l’«empêchait de dormir» et lui faisait «battre le cœur trop vite». «J’étais sûre qu’il était hyperactif», confie sa mère, qui se demande : «Est-ce qu’on ne se voile pas la face, à donner de la drogue à nos enfants?»

    Julien Brygo
     
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