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Fernand Pelloutier: Histoire des Bourses du Travail

Discussion dans 'Bibliothèque anarchiste' créé par Marc poïk, 27 Décembre 2017.

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    Fernand Pelloutier

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    Préface


    par Georges Sorel

    F. Pelloutier, Histoire des Bourses du travail, Paris, A. Costes, 1921.



    Dans les dernières années de sa vie, Fernand Pelloutier avait conçu le projet de faire profiter ses camarades de la grande expérience qu’il avait acquise dans sa pratique des organisations ouvrières ; il aurait voulu leur montrer ce qu’elles peuvent quand elles sont bien pénétrées de la portée de leur véritable mission ; il espérait convaincre les travailleurs qu’ils trouveront facilement parmi eux les hommes capables de diriger leurs institutions, le jour où ils cesseront d’être hypnotisés par les utopies politiques. Apprendre au prolétariat à vouloir, l’instruire par l’action et lui révéler sa propre capacité, - voilà tout le secret de l’éducation socialiste du peuple. Pelloutier ne songeait pas à apporter une nouvelle dogmatique : il n’avait aucune prétention à devenir un théoricien du socialisme ; il estimait qu’il y avait déjà trop de dogmes et trop de théoriciens. Tous ceux qui ont fréquenté ce grand serviteur du peuple savent qu’il apportait dans l’accomplissement de ses fonctions un instinct singulièrement avisé des affaires et qu’il était vraiment l’homme qui convenait à la place que la confiance des Bourses du travail lui avait assignée [1]. Ses appréciations possèdent donc une valeur toute spéciale aux yeux des personnes qui s’occupent d’observer les phénomènes sociaux et qui cherchent à tirer parti de l’expérience.

    Pelloutier considérait les Bourses fédérées comme le type le plus parfait que l’on puisse adopter pour l’organisation ouvrière ; quelques personnes trouveront probablement cette opinion un peu absolue ; toutes les études faites de notre temps amènent, en effet, à reconnaître qu’il n’y a point de règles universelles dans les sciences sociales, que les traditions exercent une grande influence sur les divers modes de groupement et que les institutions d’un pays se transportent difficilement dans un autre [2]. Il faut entendre la thèse de Pelloutier dans un sens relatif ; d’ailleurs, tous les hommes d’action ne parlent jamais d’une manière absolue ; leurs jugements sont toujours déterminés par certaines préoccupations pratiques qu’ils omettent parfois d’énoncer et qu’il est facile de découvrir en se reportant à leur vie.

    Quand des socialistes parlent des institutions ouvrières, ils ne séparent jamais leurs appréciations de trois ordres de considération : tendances qu’ils croient découvrir dans la société capitaliste, conditions dans lesquelles s’opérera d’après eux la rupture mettant fin au monde actuel, conjectures sur l’avenir. Quand on n’a pas une connaissance exacte de cette triple racine des jugements socialistes, on s’expose à mal comprendre ce qu’on lit. - Il est très facile de voir que Pelloutier n’a pas cherché à dissimuler un seul instant l’influence que sa conception personnelle du devenir a exercée sur ses jugements.

    Il est impossible d’échapper à cette nécessité du relativisme : par exemple la théorie de la lutte des classes dans Marx dépend de l’idée que Marx s’est faite du processus historique par lequel le prolétariat devra s’émanciper. Que l’on supprime l’idée que l’auteur s’est construite de cet avenir du monde et la lutte des classes devient seulement la notion vague d’un antagonisme existant entre des groupes d’intérêts ; enfin toutes les déterminations de l’économie marxiste deviennent elles-mêmes inintelligibles. Tout, dans son système, est lié et dépend d’une idée révolutionnaire préconçue.

    Dès que les théories subissent l’épreuve de la pratique, il devient difficile de maintenir cachées les hypothèses qu’elles comportent sur l’avenir ; les événements qui se sont déroulés dans les dernières années ont plus fait pour éclairer la vraie nature des diverses doctrines socialistes que n’auraient pu le faire vingt ans de discussion ; le jour où des socialistes ont possédé une parcelle de pouvoir, il est devenu facile de comprendre ce qu’ils entendaient par la destruction de l’État, l’émancipation des travailleurs, la lutte politique, etc.

    * * *

    S’il y a une science sociale, elle doit nous apprendre à lire dans les tableaux historiques et nous amener à des conclusions pouvant servir dans la vie, en définissant exactement la valeur réelle de ces conclusions. Il ne faut pas espérer trouver jamais dans une philosophie de l’histoire des lois analogues aux lois du monde physique ; mais il serait déjà bien beau de découvrir des règles de prudence. « Ces règles, ai-je écrit ailleurs [3], ne nous disent pas ce qu’il adviendra... ; mais elles nous avertissent de certains dangers et nous tracent une route à l’abri de certains écueils reconnus... Ces règles ne valent pas pour tous les temps ; mais à chaque jour sa peine ; l’essentiel est qu’elles soient utiles pour le temps présent. » Il est certain que les formules que l’on a extraites des œuvres de Marx doivent être interprétées de cette manière : « Il nous offre, dit un savant commentateur italien [(B. Croce, Matérialisme historique et économie marxiste, p. 130 (Giard et Brière, éditeurs).]], le contraste étrange d’affirmations qui prises rigoureusement sont inexactes et qui nous semblent (et elles le sont en effet) chargées et pleines de vérité. Marx était porté, en somme, vers une sorte de logique concrète. »On pourrait faire la même observation sur tous les livres écrits par des hommes d’action.

    Ce qu’il y aurait de plus essentiel à connaître pour formuler des règles de prudence fondées sur l’expérience serait le degré de nécessité des divers changements qui s’entrecroisent dans la société ; il est clair, en effet, qu’il y a des nécessités pratiques contre lesquelles il serait fort inutile d’essayer la lutte ; par exemple, il serait insensé de vouloir empêcher le progrès machinal ; il y a d’autres nécessités moins impérieuses contre lesquelles on peut se mettre en garde, à la condition de s’enfermer dans un cercle d’activité convenablement restreint ; par exemple, les socialistes peuvent rejeter beaucoup de traditions patriotiques provenant des grandes guerres révolutionnaires, traditions encore très fortes dans les partis radicaux très avancés ; mais, pour garder leur complète indépendance, il leur faut vivre à l’écart des organisations officielles.

    Dès que l’on aborde l’étude des institutions socialistes modernes, il faut se demander pourquoi tant de tentatives de refonde sociale ont échoué, pourquoi tant de brillantes espérances ont été déçues, pourquoi les hommes jugés les plus fermes ont parfois semblé désespérer de la cause qu’ils avaient embrassée : les accusations de trahison n’expliquent rien ; il est clair que, le plus souvent, les hommes ont été les jouets de causes générales.

    Les idées sociales ne dépendent pas seulement des conditions de l’économie, des événements historiques et de l’intervention de certains inventeurs [4] ; elles dépendent aussi des lois inéluctables de notre esprit, qui leur imposent un certain rythme, à peu près constant, de développement. Il y a déjà longtemps que j’appelle [5] l’attention sur l’importance des thèses que Vico a présentées à propos des suites et des recommencements ; Toujours l’esprit passe de l’instinctif à l’intellectuel, de l’empirisme à la connaissance raisonnée, de la passion au droit ; et au bout d’un certain temps il y a recommencement par régénération des états psychologiques primitifs. On est loin de connaître exactement toutes les suites qui intéressent l’histoire : Engels a signalé dans le socialisme moderne une très curieuse transformation qu’il a appelée un passage de l’utopie à la science [6], mais qu’il n’a pas analysée d’une manière très approfondie.

    L’histoire nous montre que l’homme est éternellement dupe d’une illusion qui lui fait croire qu’il augmente sa force d’action sur le monde et peut atteindre le principe mystérieux du devenir des choses en se plaçant en dehors de la réalité, construisant des thèses unitaires, absolues, idéales : quand il veut rejoindre le réel, il se heurte à des impossibilités, qui l’amènent à transformer ses conceptions ou, tout au moins, à cantonner son idéal, de manière à pouvoir agir. Ce passage du spirituel à la vie pratique est plein de complexité ; quand l’humanité l’a effectué durant un certain temps, elle revient à l’origine et reconstruit un nouvel idéal. La connaissance de ces passages serait de la plus haute importance pour éclairer la conduite des socialistes modernes. Je vais essayer de montrer comment on peut les étudier.

    * * *

    Ce qui rend difficile à comprendre les grandes utopies socialistes du XIXè siècle, c’est qu’on ne les rattache pas assez aux événements et aux idées de la Révolution ; j’estime, pour ma part, qu’il y a entre l’utopie politique de 1789, l’utopie sentimentale de Fourier, et l’utopie économique de Saint-Simon des affinités très profondes qui permettent de les ranger dans un même genre, en se plaçant au point de vue de leur signification psychologique.

    A la fin de l’Ancien Régime, tout le monde semblait être d’accord sur le principe de la transformation qui allait s’opérer ; après avoir été le fidèle de l’Église et le sujet du roi, l’homme se sentait assez fort pour devenir citoyen ; mais que fallait-il entendre par ce terme ? Les philosophes se demandaient ce qui resterait en eux quand ils auraient détruit les liens qui les avaient subordonnés à l’Église et au roi ; ce résidu était l’homme naturel, abstraction formée avec les qualités et les défauts du lettré du XVIIIè siècle. L’Église avait eu sa théologie ; la royauté avait fondé sa théorie du pouvoir sur une interprétation du droit romain ; on cherchait à justifier la Cité nouvelle sans recourir explicitement à la tradition ; mais on continuait à raisonner comme les anciens philosophes politiques : l’on voyait dans la doctrine qui résumait les principes essentiels d’un gouvernement, ce qu’il y avait de plus important à connaître et à déterminer avec précision : formuler des constitutions était le but de toutes les recherches des grands penseurs.

    Je n’insiste pas sur ce qu’avait d’utopique la conception politique de nos pères, qui croyaient changer le cours de l’histoire avec des feuilles de papier [7] ; il est certain qu’on s’aperçut bientôt que tout cela ne conduisait pas à grand’chose ; le grand succès du fouriérisme tient sans doute à ce qu’il semblait apporter la solution du problème posé tout d’abord sous une forme trop abstraite par les fabricants de constitutions. Pour bien comprendre la valeur de cette utopie et les causes de sa grande popularité, il faut se reporter à l’histoire militaire de la Révolution. Le gouvernement de 1793 avait tout mis en œuvre pour détruire l’armée royale et très peu fait pour organiser la nouvelle armée ; cependant des bandes indisciplinées avaient spontanément engendré le plus formidable engin de guette que le monde eût jamais connu. Puisque les abstractions des profonds fabricants de constitutions n’avaient pu réussir à construire la Cité politique conforme aux principes de la raison, pourquoi ne pas chercher à organiser une Cité sentimentale en se servant de l’expérience acquise ? Pourquoi ne pas tirer parti de l’enthousiasme qui avait tant de fois assuré la victoire aux bandes révolutionnaires ? Pourquoi, si le métier militaire, jadis si rebutant, était devenu aimable, le travail ne pourrait-il pas devenir attrayant ? Pourquoi ne verrait-on pas se révéler dans les ateliers des chefs de génie, analogues aux maréchaux de France qui avaient eu besoin de la Révolution pour sortir de l’obscurité ? Pourquoi se méfier des combinaisons naturelles des passions alors que de pareilles combinaisons avaient donné à l’armée française une supériorité incontestable sur les autres armées, conduites suivant des règles pédantesques ?

    On n’a pas bien compris toujours l’œuvre de Fourier parce que, le gouvernement n’étant pas explicitement mis au premier plan, on a vu en lui un libertaire ; mais on pourrait relever beaucoup de passages qui montrent que l’appui de l’autorité ne lui aurait pas répugné. Nous savons d’ailleurs que, dans toutes les organisations sentimentales, une discipline de fer s’impose d’elle-même : c’est ce que nous montrent les corps monastiques, les bandes sauvages, etc.

    Ces guerres eurent aussi une grande influence sur la propagation des idées saint-simoniennes. La France avait été comme une grande cité assiégée [8] et toutes ses énergies économiques avaient été réquisitionnées en vue d’assurer l’existence des citoyens ; l’État avait su prendre, parfois, presque complètement en main la direction de la production. Sous Napoléon, l’administration militaire avait conduit des opérations auprès desquelles tout ce que faisait alors l’industrie était bien peu de chose. On devait se demander pourquoi on n’appliquerait pas aux arts de la paix le principe d’une direction unitaire qui avait si bien réussi dans la guerre. Il était certain que l’administration de la guerre avait été fort corrompue ; mais on rejetait cette corruption sur l’ignorance et l’incapacité de fonctionnaires improvisés ; d’ailleurs, la gloire couvrait tout. Depuis que nous avons fait l’expérience des vastes conceptions de Freycinet et ainsi mis à l’épreuve les grands plans unitaires des hommes d’État et de science, nous savons que les administrations les plus éclairées sont incapables de concevoir et de mener à bonne fin un ensemble de travaux publics [9] : que serait-ce donc si elles avaient à s’occuper du détail de la production ?

    Dans toutes ces utopies, on admettait que les faits historiques se développent comme conséquence du principe - à peu près comme les propositions de géométrie s’alignent à la suite des axiomes. On peut encore dire qu’on regardait la vie sociale d’un pays comme déterminée par son espèce constitutionnelle, comme les mœurs des animaux sont déterminées par leurs espèces naturelles ; et à cette époque les zoologistes s’occupaient plutôt de décrire l’ensemble des actes se rapportant à l’être typique que de rechercher les lois physiologiques. Mais si puissantes que soient les analogies logiques, elles ne sauraient suffire pour expliquer l’illusion de nos pères ; il faut tenir compte des considérations sur lesquelles avait été fondée jusque-là l’étude historique : on avait surtout cherché à connaître la manière de vivre des gens entourant soi le pape, soit le roi ; toute réforme sociale avait été conçue comme une réforme morale des cours ; l’éducation des princes avait été le grand objet des méditations des philosophes ; - ajoutons que la Révolution avait été une suite de journées et de coups d’État, et enfin que Napoléon avait donné à l’autorité un éclat incomparable.

    Une fois de plus, il faut tenir compte de l’influence des guerres de la Révolution ; ces guerres constituent le fait capital de l’histoire du XIXè siècle et elles pèsent encore sur nous ; il y eut une nouvelle conquête de la France par le pouvoir central et la notion d’autorité se trouva régénérée par la guerre. Quand la paix survint, les idées unitaires se trouvaient plus fortes qu’elles n’avaient jamais été ; tout le monde se tournait vers le pouvoir pour lui demander d’organiser et de revivifier la vie sociale. Napoléon avait eu une véritable manie organisatrice ; il aurait voulu refondre tous les usages des hommes et les réglementer par ce qu’il appelait des lois organiques ; ses contemporains étaient persuadés qu’il réalisait le type du vrai gouvernement fondé sur la raison.

    Dans tout ce travail nous voyons une seule et même tendance : le désir de traduire matériellement l’idée d’une autorité rationnelle, souveraine directrice du monde. Les Allemands ont conservé, comme on le sait, beaucoup de conceptions qui sont démodées chez nous ; on ne comprendrait rien aux théories actuelles des social-démocrates si on ne se reportait à ce qui se pensait en France il y a soixante ans ; ils disent, par exemple, qu’il faut conquérir l’État pour frapper au cœur le mode de production capitaliste et régénérer la société par la dictature [10] ; chez eux, on ne sépare jamais ces deux idées : le changement absolu du principe et l’autorité absolue. Les idées de liberté, de justice et d’initiative personnelle ne sont pas encore bien acclimatées en Allemagne.

    * * *

    Les constitutions politiques ont passé, en grand nombre, sur la France, sans beaucoup changer notre pays ; elles n’ont même pas eu une très grande influence sur les lois ; on peut en dire autant de toutes les utopies unitaires. Ce n’est pas que les utopistes n’aient souvent soulevé et élucidé certains problèmes intéressants ; mais ce sont là des œuvres accessoires, qui doivent être considérées indépendamment de leur philosophie de la société.

    À partir du milieu du règne de Louis-Philippe apparaissent des projets d’organisation de l’industrie que l’on a eu tort, en général, de confondre avec les véritables utopies : la France était toujours le pays de Colbert et ses manufactures continuaient à se développer à l’abri d’un régime hautement protectionniste ; on devait se demander si l’État démocratique ne pourrait pas faire pour les ateliers de travailleurs ce que les rois avaient fait par les manufacturiers privilégiés ; les idées de L. Blanc me semblent avoir dû une grande partie de leur succès à ce qu’elles se rattachaient étroitement à la tradition nationale.

    L. Blanc se défend énergiquement d’être un continuateur des saint-simoniens : « Il est certain, dit-il [11], que l’État, devenu entrepreneur d’industrie et chargé de pourvoir aux besoins de la consommation privée, succomberait sous le poids de cette tâche immense... Mais qu’y a-t-il de commun entre notre système et les doctrines saint-simoniennes ? Nous avons dit que l’État devait fonder des ateliers sociaux, fournir aux travailleurs des instruments de travail, rédiger des statuts industriels ayant forme et puissance de loi ; cela veut-il dire que l’État doit se faire spéculateur, entrepreneur d’industrie ? »

    Il me paraît inutile de discuter, ni même d’essayer de classer tous les systèmes imaginés durant cette période ; ils oscillent entre celui de L. Blanc et l’organisation du crédit que Proudhon a développé dans ses écrits de 1848 à 1851. Il semblait que la cause essentielle des souffrances qu’éprouvait la société provenait de l’intervention abusive des hommes d’argent, qui percevaient d’énormes commissions, se montraient parfois d’une témérité insensée et en même temps opposaient la routine au progrès scientifique : il semblait que des associations ouvrières, qui renfermeraient l’élite de chaque métier, seraient capables d’assurer une marche économique, sage et progressive à la production ; - la seule question était de leur procurer du capital.

    Le second Empire a souvent prétendu qu’il a réalisé tout ce que renfermaient de réalisable les projets des réformateurs sociaux. Est-ce que beaucoup des plus ardents réformateurs n’étaient pas devenus ses auxiliaires ? Il est certain que l’Empire tira parti de l’élucidation des idées qui s’étaient faites avant lui ; il tira notamment parti des doctrines enseignées sur le bon marché du crédit et des transports. Son œuvre économique n’est pas, du tout, négligeable : la construction d’un vaste réseau de chemins de fer, les subventions données à la grande navigation, la multiplication des voies vicinales ; - la création du Crédit Foncier ; - les encouragements donnés aux crédits mobiliers qui, par leur concurrence, matèrent l’orgueil de l’ancienne Haute-Banque et donnèrent tant de facilités aux créateurs d’affaires. La troisième République n’a fait que continuer l’œuvre du second Empire.

    On vit ainsi pratiquement qu’il faut dans la science sociale séparer la production et tout ce qui se rapporte à l’échange [12] ; jadis, on voulait briser l’ordre capitaliste et on n’avait rien produit ; maintenant, on se bornait à réformer la circulation, la rendre plus économique pour les entrepreneurs, et on obtenait des résultats inattendus ; - au lieu de changer l’organisme vivant, on se bornait à améliorer l’appareil mécanique dont il se sert ; - on passait de la transformation par le changement du principe fondamental au perfectionnement empirique de ce qui est étranger au principe de la société.

    Ce passage si remarquable n’a pas été jusqu’ici défini d’une manière bien exacte ; on y a vu, trop souvent, un passage de la révolution à l’évolution, ou à l’adaptation, ou au progrès obtenu par de légers changements. Gambetta a donné une formule célèbre : « Il n’y a pas de question sociale, il n’y a que des questions sociales ; » - il entendait dire qu’il faut se borner à étudier les problèmes dont la solution ne trouble pas le mode de production capitaliste. La politique du second Empire fut, presque tout entière, dirigée dans cet esprit ; jamais l’industrie ne fut aussi prospère qu’après l’accomplissement des réformes que les contemporains de Louis-Philippe avaient considérées comme révolutionnaires ; on est souvent parti de cette constatation pour affirmer qu’au fond il y a moyen d’établir la paix sociale et d’harmoniser les intérêts [13].

    On pourrait trouver dans l’histoire d’autres passages plus ou moins analogues au précédent : on part de l’idée d’une transsubstantiation de la société et, quand on veut sortir de la théorie pour arriver à la pratique, on se trouve avoir travaillé à consolider le régime existant au lieu de le détruire.

    * * *

    Le deuxième passage que je vais examiner est emprunté à l’histoire du socialisme français de 1880 à 1899 ; ici nous trouverons un passage plus complexe et peut-être moins frappant que le précédent, parce que la grande concentration autoritaire provenant des guerres de la Révolution n’intervient plus avec autant de force pour maintenir l’illusion d’une unité indissociable et nécessaire entre les parties.

    À l’origine, on était pleinement révolutionnaire « Ce n’est pas un programme de réformes que l’on a à dresser ; ce n’est pas l’entrée de quelques socialistes dans le Parlement que l’on doit avoir en vue ; ce n’est pas une action parlementaire quelconque que l’on doit viser ; on ne doit chercher qu’un moyen de rallier la classe ouvrière..., de l’organiser en force [14] distincte capable de briser le milieu social » (Égalité, 21 juillet 1880). - « À l’Égalité on se vante de poursuivre une transformation économique impossible sans la prise de possession violente du pouvoir politique par le prolétariat révolutionnaire (Égalité, 22 janvier 1882). Après la rupture survenue au congrès de Saint-Étienne, les guesdistes reprochaient aux possibilistes de corrompre le programme révolutionnaire [15] en y introduisant des questions locales (construction du canal dérivé du Rhône, dans le Midi ; achèvement de la rue Monge, à Paris). Les affaires municipales étaient alors regardées comme peu importantes ; et contre les défenseurs de l’autonomie des villes, l’Égalité se déclarait franchement et scientifiquement centralisatrice (11 décembre 1881).

    Dix ans plus tard tout change ; les guesdistes font passer un assez grand nombre de candidats aux élections municipales de 1892 et dès lors ils s’occupent beaucoup plus des questions pratiques. Le congrès de Marseille rédige un programme agricole qui est définitivement arrêté en 1894 à Nantes ; on a en vue « des réformes immédiatement faisables en société capitaliste » (Socialiste, 19 mai 1894). À ceux qui voulaient maintenir l’ancienne orientation, Ch. Bonnier répondait : « Si nous commençons à discuter sur les principes jusqu’à perdre haleine, nous oublierons d’étudier notre terrain et nous serons repoussés des campagnes avec la maigre satisfaction d’être restés fidèles à un programme qui n’était pas fait pour elle. » En 1881, on avait reproché à Joffrin [16] d’avoir demandé seulement la réduction légale de la journée du travail, sans avoir affirmé le chiffre fatidique de huit heures ; en 1894, Bonnier disait « que parler de la journée de huit heures dans les campagnes est une singulière sorte d’utopie » (Socialiste, 24 novembre 1894)

    Enfin arriva le fameux discours de Saint-Mandé en 1896, dans lequel Millerand [17] proposait de procéder à une nationalisation progressive de quelques-unes des très grandes industries, en commençant par les raffineries de sucre ; en 1897, les députés socialistes demandèrent cette réforme en vue de faire cesser la crise et de délivrer cultivateurs et fabricants de la tyrannie exercée par une oligarchie sans scrupule. Nous voyons tous les jours la presse socialiste se donner beaucoup de mal pour fournir des conseils aux industriels et leur expliquer que l’augmentation des salaires, combinée avec le raccourcissement de la journée, est réclamée pour leur plus grand bien : la presse socialiste veut procéder à un éclaircissement des industries au plus grand profit des patrons qui comprennent le progrès [18].

    Ces transformations me semblent dépendre des lois générales de notre esprit et je crois que nous parcourons ces chemins d’une manière à peu près fatale. Nous partons d’une utopie unitaire et autoritaire fondée sur un changement produit dans la société par la détermination de nouveaux principes ; - nous aboutissons à un possibilisme plus ou moins confus, qui veut varier depuis la simple démagogie jusqu’à un socialisme de professeurs, qui se donne pour but l’assainissement [(Les financiers appellent assainissement d’un marché la disparition des mauvaises affaires qui gênent l’essor des bonnes.]] du régime capitaliste.

    Je ne chercherai pas ici à déterminer les lois psychologiques qui expliquent ces mouvements ; je me bornerai à faire ressortir les caractères de deux types principaux de conduite qu’ils engendrent :


    1° Dans un premier mode, qui rappellerait assez une évolution complète, la doctrine reste conséquente avec la conduite ; il y a une dégénérescence progressive mais cohérente, que l’on prétend justifier au moyen d’une philosophie plus ou moins nuageuse de l’histoire. Que ne peut-on pas démontrer par les grands enseignements de l’histoire, quand on se place assez haut pour ne plus distinguer les causes ? On croit développer les principes, alors que l’on conserve seulement une terminologie, qui devient, tous les jours, moins intelligible, et on tue l’esprit.

    2° Quelques-uns ne veulent pas se donner tant de peine ; ils conservent en bloc le vieux formulaire, tout en suivant une voie complètement opportuniste ; ils arrivent à concilier, par une subtile (et facile) casuistique, l’intransigeance la plus absolue avec un souci bien entendu des intérêts politiques immédiats [19].

    Restent des socialistes avisés qui observent que le danger de la dégénérescence est d’autant plus grave que l’on se mêle davantage à la vie des institutions politiques de la bourgeoisie et que les socialistes peuvent trouver sur les confins du capitalisme un champ d’activité fort étendu, où il leur est facile de librement travailler, sans subir sensiblement l’influence du mode de production actuel. Il est donc possible de sortir de la tour d’ivoire, où il faudrait s’enfermer d’après les hommes des deux premiers types si l’on voulait conformer sa conduite aux principes essentiels et primitifs du socialisme ; on peut agir, organiser les ouvriers et faire des œuvres pratiques excellentes dans le présent et pleines d’avenir, sans s’exposer à la dégénérescence et à la casuistique, dont il vient d’être question.

    L’observation peut seule nous apprendre dans quelle mesure est possible ce genre d’action, conciliable avec les exigences de la vie actuelle et permettant de conserver les convictions révolutionnaires. Depuis que les anarchistes sont entrés dans les syndicats et ont cherché à les éloigner de la politique, ils ont prouvé que cela est très possible ; mais nous savons aussi, par l’expérience, que les hommes se laissent beaucoup plus facilement entraîner vers les deux formes de transformations décrites plus haut qu’ils ne se décident çà adopter un mode d’action dans lequel la modestie des résultats immédiats contraste si singulièrement avec leurs espérances révolutionnaires. Nous devons, par suite, attacher une importance tout à fait exceptionnelle à des institutions qui, comme celle de la Fédération des Bourses, réalisent une conception si remarquable de la vie socialiste.

    Il ne faut pas croire, comme beaucoup de doctrinaires actuels du socialisme, que la dégénérescence et la décomposition dont il a été question ici, puissent continuer indéfiniment ; les hommes du premier type s’écrient souvent avec emphase : « L’avenir est à nous, car nous suivons scientifiquement l’évolution naturelle des idées qui s’opère sous l’influence des faits ; » mais, de temps à autre, des accidents historiques viennent se mettre en travers de cette prétendue évolution ; l’esprit révolutionnaire reprend ses droits et de nouvelles transformations recommencent.

    * * *

    On ne saurait trop répéter que le milieu du XIXè siècle marque dans l’histoire sociale une des dates les plus remarquables qui existent ; nous avons grand’peine, aujourd’hui, à comprendre les doctrines des utopistes ; il nous semble surtout étrange que l’on ait cru les anciens capitalistes incapables de conduire une production qui semble aujourd’hui bien modeste. J’ai appelé, plusieurs fois, l’attention sur ce fait que l’esprit du XVIIIè siècle a continué à gouverner le monde jusqu’en 1848 ; nous ne voyons plus du tout les choses avec la sentimentalité ancienne.

    À cette époque l’ancienne conception de l’unité sociale a subi une véritable dislocation : d’un côté on a laissé les capitalistes conduire leurs affaires librement ; mais l’État a fortement agi pour perfectionner la circulation et les ouvriers se sont, presque uniquement, renfermés sur la défense de leurs intérêts immédiats. Tandis qu’autrefois, le renversement complet de l’ordre bourgeois était considéré comme la base nécessaire de tout progrès, sa conservation est devenue le postulat des nouvelles institutions, sans que leurs initiateurs s’en soient toujours bien rendu compte [20].

    Il ne faudrait pas croire que les anciennes utopies fussent mortes définitivement ; jamais elles ne peuvent mourir ; l’esprit les reproduit perpétuellement ; il était impossible que l’idée d’unité disparût et que les ouvriers abandonnassent toute conception d’une unité de pensée se réalisant dans une autorité centrale ; une telle conception est trop naturelle, elle est soutenue par trop de traditions pour qu’elle ne reparaisse point par une sorte de nécessité physique.

    La fondation de l’Internationale semblait n’avoir pour but que de créer l’unité intellectuelle entre les ouvriers ; la publication d’un bon journal aurait rendu alors les plus grands services ; mais les congrès de l’Internationale se mirent à formuler des dogmes relatifs à la réorganisation de la société sur de nouvelles bases. Jadis Marx s’était beaucoup moqué [21] de « la synagogue socialiste [du Luxembourg] dont les grands-prêtres, L. Blanc et Albert, avaient pour mission de découvrir la terre promise, de publier le nouvel évangile... À la différence du pouvoir profane, cette chapelle n’avait à sa disposition ni budget, ni pouvoir exécutif. Le cerveau devait, à lui tout seul, abattre les fondements de la société bourgeoise ». L’Internationale tomba dans le même travers.

    Tout le monde sait aujourd’hui que l’Internationale faisait plus de bruit que de besogne, qu’elle manquait d’argent [22] et qu’elle était impuissante. On a bien prétendu qu’elle aurait révolutionné l’Allemagne en faveur de la France en 1871 si Thiers ne s’était trop hâté de conclure : « Encore un mois de résistance, écrit P. Lafargue, et Bismarck était forcé d’accepter la paix sans indemnité et sans cession de territoire (Socialiste, 3 janvier 1893). C’est là une légende et Ch. Longuet a bien raison quand il avoue [23] que la social-démocratie eût « été balayée si elle eût tenté d’opposer un acte révolutionnaire » à la politique de Bismarck [24]. - « L’Internationale, encore trop faible matériellement pour barrer la route à la guerre, se sent, du moins moralement, assez forte pour en analyser les causes, pour en dévoiler les origines, pour en dénoncer l’hypocrite infamie ; » son autorité était, tout juste, celle que pouvaient posséder ses publicistes.

    Les représentants les plus officiels de la social-démocratie ont de grands doutes sur la valeur des services rendus par l’Internationale. Au congrès de 1900, le député hollandais Van Kol, proposant la création d’un bureau permanent, disait [25] : « Nous n’avons pas à craindre que ce comité ait le sort du comité général de l’ancienne Internationale... [Celui-ci] exprimait le rêve de quelques penseurs. » Le socialisme était alors un « enfant chétif, s’affaissant sous des vêtements trop lourds [26] ».

    L’Internationale, étant une autorité impuissante, subit la loi de tous les gouvernements in partibus ; elle connut les plus violentes divisions. Quand les congrès eurent copieusement dogmatisé, quelques personnes pensèrent que le moment était venu d’employer cette autorité universelle à attaquer directement la Société et qu’il fallait enfin pratiquer la révolution après avoir si bien déterminé son lendemain : - ce fut le signal de la dislocation, l’unité disparut le jour où il fut question de la faire servir à quelque chose.

    On a prétendu restaurer encore une fois l’unité en 1900 ; mais les socialistes sérieux se demandent encore une fois à quoi elle sert : « Nous avons vu venir des manifestes ou des projets de manifestations pour les Boers, pour les Arméniens, pour les Tagals, que sais-je ? Dans tout cela, il n’a jamais été question des travailleurs... Il ne faudrait pourtant pas que le prolétariat fût amené à douter si cette Internationale-là est bien la sienne » (Socialiste, 17 novembre 1901). L’illusion unitaire se dissipe vite, dès que l’épreuve de la pratique vient à l’éteindre.

    Les congrès internationaux en sont réduits à rabâcher les mêmes vœux ou à se contenter de vœux démocratiques ; singer avait bien raison quand il disait [27] qu’il est mauvais de réunir trop souvent des congrès et que « cette répétition diminue la valeur des résolutions ». À chaque nouveau congrès, il y a dégénérescence de la doctrine ; pour maintenir une unité apparente, on abandonne les traditions. Engels avait écrit en 1894 [28] que le programme agricole de Nantes devrait être révisé pour être mis d’accord avec les principes ; deux ans après, le congrès de Londres décidait « qu’il y a lieu de laisser aux différentes nationalités le soin de déterminer les moyens d’action les mieux appropriés à la situation de chaque pays » ; cette résolution fut considérée comme une approbation tacite de ce qu’Engels avait critiqué ; - à Paris, en 1900, il ne fut plus question du remplacement de l’armée par des milices, et encore moins de l’armement général du peuple ; - enfin, le congrès n’osa pas prendre de décision sur la question capitale de la participation d’un socialiste au gouvernement. Ce fut la faillite définitive ; en voulant sauver l’unité, on aboutissait à montrer qu’elle ne sert à rien [29].

    On avait voulu avoir une autorité centrale pour éclairer les divers partis, et cette autorité centrale se déclarait incompétente !

    * * *

    Dans notre pays la croyance à la nécessité des autorités centrales ne dépend pas seulement d’une loi commune des illusions humaines, qui nous porte à croire qu’il faut donner un corps matériel à l’unité pour qu’il faut donner un corps matériel à l’unité pour qu’il puisse y avoir unité de pensée entre les hommes ; elle dépend aussi de notre tradition historique ; on nous raconte si amplement, dès notre jeunesse, comment la royauté a fondé l’unité française que nous en arrivons à croire que le processus d’émancipation du prolétariat devra suivre une voie analogue. Constituer un gouvernement qui, peu à peu, arrive à soumettre tous les groupes dissidents, voilà l’idéal auquel devait conduire l’imitation de la routine bourgeoise. Il serait impossible de faire comprendre aux bourgeois lettrés devenus récemment socialistes que les choses puissent se passer autrement ; mais il y a dans le monde ouvrier beaucoup de personnes qui n’acceptent pas la théorie historique bourgeoise et qui pensent que la formation du prolétariat pourrait bien se développer suivant un plan tout opposé à celui que la formation de la bourgeoisie a suivi. Je crois que ces personnes sont les seules qui aient une intelligence exacte des conditions de l’avenir du socialisme.

    Il me semble impossible d’arriver à ce que Marx appelait, tout comme Proudhon, l’anarchie [30], si l’on commence par reproduire l’ancienne organisation centraliste qui a conduit à subordonner la gestion des affaires au souci de la suprématie, que se disputent des groupes dirigeants. Ne serait-ce pas une vraie politique de Gribouille que celle qui viserait à former le peuple pour une vie nouvelle, radicalement différente de la vie bourgeoise, en l’enfermant dans des institutions copiées sur celles de la bourgeoise ?

    L’histoire de la Confédération du Travail va nous montrer, encore une fois, combien est puissante l’illusion unitaire : des hommes distingués par leur talent, leur dévouement et leur activité intelligente, ont cru que les anciens essais d’unification avaient échoué parce qu’ils avaient été beaucoup trop mêlés à des préoccupations politiques ; observant que les divergences politiques engendrent beaucoup de discordes inutiles et que le socialisme moderne est tout pénétré de préoccupations économiques, ils ont pensé que l’unité pouvait se faire sur le terrain économique. Leur erreur est d’autant plus naturelle que presque tous les historiens séparaient l’histoire de nos constitutions politiques et celle des premières utopies socialistes, comme des choses absolument étrangères. Sans doute l’unité intellectuelle est fort désirable dans le peuple ; mais quelle que soit la voie que l’on adopte pour créer une unité gouvernementale du socialisme, on aboutira aux mêmes échecs.

    H. Ponard, dont tout le monde connaît le solide jugement, écrivait dernièrement : « Je suis sorti du congrès Japy, du congrès Wagram écœuré, et du congrès de Lyon de même. Qu’on en fasse tant qu’on voudra dans le même genre, je n’y mettrai plus les pieds et je ne crois pas être le seul [31]... Après les congrès soi-disant socialistes, j’ai suivi la série des congrès purement corporatifs, qui viennent d’avoir lieu, et je crois, quoi qu’on ait prétendu, qu’il n’y a pas de grande différence... De plus en plus je suis convaincu que nous mourons de centralisme et que le grand mal provient de l’esprit étatiste dont les travailleurs eux-mêmes sont inspirés » (Éclaireur de l’Ain, 15 octobre 1901). Il conclut en engageant les ouvriers à se renfermer dans le cercle d’œuvres locales.

    La confédération du Travail est très faible d’après le compte-rendu du dernier congrès. Ses recettes montaient pour l’année à 1.470 francs : « Ce n’est pas avec un budget aussi misérable, disait le Comité, que la Confédération pourra accomplir sa mission ; » - son journal officiel n’a que mille abonnés [32] et la vente au numéro atteint au maximum 600 à Paris. Elle n’est qu’une autorité in partibus : tout au plus peut-on la considérer comme une société qui se charge de formuler les vœux de la masse des travailleurs ; mais une pareille société ne peut subsister si elle se contente de faire des circulaires et des brochures ; on lui demandera d’aboutir à des résultats pratiques. Elle ne peut rendre des services directs aux institutions locales ; elle devra donc chercher à rendre des services indirects et généraux par l’entremise de son action sur les pouvoirs publics. Dès que cette nécessité sera reconnue, il faudra abandonner l’attitude vraiment révolutionnaire, faire la paix avec les représentants officiels de la force concentrée du capitalisme et prouver que l’on peut accepter des transactions avec l’État bourgeois. Les sociétés d’agriculture les plus réactionnaires sont bien obligées, elle aussi, d’en venir à avoir des relations avec le gouvernement ; quant à celui-ci, il recherche ces relations, parce que, d’après nos traditions nationales, l’État doit chez nous se mêler de tout et que le premier des droits du citoyen français est d’être surveillé par la haute police. La confédération du Travail me paraît destinée à devenir une sorte de conseil officieux du Travail, une académie des idées prolétariennes, qui présentera des vœux au gouvernement - comme le font les grandes sociétés d’agriculture ; il semble d’ailleurs que le gouvernement se préoccupe de cette évolution et s’apprête à la faciliter. La lutte qui s’est produite dernièrement pour le choix du secrétaire chargé de la publication du journal a été une première manifestation d’une tendance qui ne pourra manquer de s’accuser [33].

    N’oublions jamais que l’esprit populaire n’a pas tant changé depuis que Corbon écrivait en 1865 [34] : « Les révolutions successives n’ont pu ruiner dans l’esprit des populations ouvrières le caractère omnipotent de cet être de raison qu’on appelle l’État. Oui, ce peuple d’élite... en est encore à croire que l’État est le résumé de l’intelligence et de la puissance générales..., la providence visible de la société et particulièrement celle des classes déshéritées. »

    Pelloutier a eu le très grand mérite de comprendre qu’il était possible de constituer la Fédération des Bourses sur un plan tout différent, de réaliser un type d’organisation vraiment neuf et de rompre avec les imitations de la tradition bourgeoise. Il avait été peut-être conduit à la pratique qu’il a fait adopter, en partie par des préoccupations anarchistes, mais bien plutôt encore par le sens remarquable qu’il avait des conditions de la lutte de classe. Au lieu de chercher à constituer une nouvelle autorité, il voulait réduire le comité fédéral à n’être qu’un bureau administratif, qui servirait à mettre les Bourses en relation entre elles, pour que chacune d’elles pût profiter des idées émises et des expériences tentées ailleurs. il ne sera pas facile de continuer cette œuvre dans le même esprit, parce que cette administration est fort contraire à tout ce que nous sommes habitués à voir faire autour de nous ; il faudra que le Comité fédéral reste fortement empreint de sentiments révolutionnaires [Dans sa Lettre aux anarchistes, du 12 décembre 1899, Pelloutier écrivait : « Nous sommes des révoltés de toutes les heures, des hommes vraiment sans dieu, sans maître, sans patrie, les ennemis irréconciliables de tout despotisme, moral ou matériel, individuel ou collectif, c’est-à-dire des lois et des dictatures (y compris celle du prolétariat) et les amants passionnés de la culture de soi-même. » (Le congrès général du parti socialiste français, p. VII).] pour que cela puisse durer.

    À cause de la nouveauté de cette administration l’expérience est très importante à suivre de près. Si la Fédération des Bourses parvient à se maintenir sur le terrain où Pelloutier espérait la voir de se développer, il sera démontré expérimentalement que la classe ouvrière peut réaliser « cette unité profonde et tout intellectuelle », sans laquelle le socialisme ne serait qu’une chimère et qui différencie l’ordre nouveau cherché par le prolétariat de l’ordre ancien créé par la société bourgeoise. « Vous n’avez jamais su ce que c’est que l’unité, disait Proudhon [35] en 1851 à ses adversaires, vous qui ne pouvez la concevoir qu’avec un attelage de législateurs, de préfets, de procureurs généraux, de douaniers, de gendarmes. » Ce n’est pas une unité de ce genre, non plus que l’unité ecclésiastique qu’il s’agit de reproduire.

    * * *

    L’organisation des Bourses du travail a pour base première l’existence des relations qui découlent entre les travailleurs, appartenant à diverses professions, de la vie dans un même lieu ; on n’attache pas toujours assez d’importance aux liens locaux ; sans doute parce qu’ils sont trop faciles à constater, les savants les laissent de côté. Dans le plus grand nombre de cas, les ouvriers d’une même ville ont plus d’intérêts communs que les ouvriers d’une même profession habitant des villes éloignées. Sans doute, les mécaniciens des chemins de fer n’ont pas de profondes attaches locales, parce que les administrations dont ils dépendent sont centralisées à Paris, et qu’ils peuvent être appelés à faire leur service sur des points très divers d’un même réseau ; mais c’est là une situation exceptionnelle. Les ouvriers d’une même ville provinciale ont beaucoup de parents et d’amis communs, ils ont été à l’école ensemble ; leur manière de vivre et leurs conditions générales d’existence sont très semblables ; ils sont mélangés dans de nombreuses associations (de coopération, de secours mutuels, d’enseignement ou d’amusement) ; ils forment un peuple ayant une véritable unité ; on peut dire que, dans toute localité où le socialisme a pris de l’extension, il existe une commune ouvrière en voie d’organisation.

    La France est l’un des pays où le mélange local est le plus complet et où, par suite, l’unité concrète des ouvriers est le plus facilement réalisable. L’industrie est ancienne chez nous et elle est restée dispersée beaucoup plus qu’en Angleterre, parce que les vieilles manufactures ont été, presque partout, des centres d’attraction. Le régime parlementaire a contribué à maintenir une grande dispersion économique, parce que les députés arrivent à obtenir du gouvernement des mesures propres à protéger les situations acquises : c’est ainsi que l’on a été amené à améliorer quantité de ports secondaires ou des rivières qu’on aurait abandonnés dans d’autres pays, - que l’on a construit des voies ferrées de premier ordre dans des régions pauvres, - que l’on a maintenu des ateliers travaillant pour l’État dans de petits centres.

    Les fédérations de métiers, que l’on a constituées, en assez grand nombre, n’ont pu montrer une très grande vitalité, parce que les groupes qu’elles réunissent ont trop d’intérêts strictement dépendants d’usages locaux et de conditions particulières. Les fédérations qui ont fait quelque chose semblent être celles qui sont entrés en contact permanent avec le gouvernement et ont cherché à faire passer des lois favorables à leurs adhérents : l’Office du travail fait ressortir que telle a été l’utilité de la Fédération des mineurs [36]. Ce genre d’action a son utilité pratique ; mais il n’est pas démontré que les mêmes résultats n’eussent pu être obtenus autrement, en ne suivant pas une tactique aussi dangereuse pour le progrès des idées socialistes. Dans un pays comme le nôtre tout devient rapidement objet de marchandages politiques ; pour entrer en relations efficaces avec le gouvernement central, il faut tempérer son socialisme et s’exposer à la dégénérescence dont il a été question plus haut. L’action locale sur les députés n’offre pas le même danger ; Riom a montré au congrès corporatif de Rennes, en 1898, comment on peut réussir [37].

    En Angleterre les trade-unions jouent un très grand rôle comme sociétés de secours mutuels ; 60 pour cent de leurs fonds sont employés dans ce but et un peu plus de 20 pour cent seulement pour les grèves. En France, il n’existe rien de semblable ; il y a d’assez bonnes raisons à présenter en faveur de l’organisation des mutualités par villes ; de nos jours le placement de leurs fonds devient de plus en plus difficile et beaucoup de personnes pensent qu’elles devraient employer une grande partie de leur fortune en construction de maisons ouvrières : la gestion de ces immeubles sera toujours meilleure entre les mains d’un groupe local que dans celles d’une grande fédération.

    Le grand avantage des fédérations est de pouvoir organiser des secours de route ; aussi Pelloutier avait bien compris que si l’on pouvait constituer un service de régularisation des marchés du travail, faire du remplacement à distance et faciliter les voyages des hommes sans travail, l’avenir des Bourses serait définitivement assuré. Il avait commencé à s’occuper de cette question capitale, que son successeur espère mener à bonne fin.

    Il semble que les villes auraient grand avantage à utiliser l’intermédiaire des Bourses pour administrer les secours de chômage. Une des grandes difficultés qui se présente est de savoir si l’ouvrier chômeur doit être dirigé sur une localité plus ou moins éloignée, être conservé et appliqué à un travail plus ou moins voisin de sa spécialité, ou recevoir des secours en argent. Les bureaux municipaux ne peuvent pas arriver à résoudre de pareilles questions qui comportent trop de détails professionnels et leurs décisions paraissent toujours arbitraires aux travailleurs ; mais ceux-ci se soumettront facilement à ce que réglera une commission de gens de métier. Je crois devoir indiquer ici une question qui me semble avoir une grande importance pratique : il n’est pas du tout indifférent que les villes s’embellissent, comme au Moyen-Âge, par des travaux où se manifeste une main-d’œuvre supérieure ; la conservation de la bonne qualité du travail est capitale, à mes yeux, pour l’avenir de la classe ouvrière [38] ; il serait donc très convenable que les villes confiassent à des commissions formées d’habiles et d’anciens ouvriers le soin d’employer une partie importante des fonds de chômage pour faire exécuter des choses ayant une valeur esthétique ; - on conviendra que cela ne peut être obtenu que par une direction purement ouvrière.

    L’expérience a montré que l’éducation artistique, scientifique et littéraire du peuple pourrait très utilement être dirigées par les Bourses ; dans une solide étude sur les Universités populaires, Ch. Guieyesse estime qu’elles ne peuvent réussir que si les conférenciers ne cherchent pas à s’ériger en maîtres ; il faut qu’ils se mettent à la disposition de leur auditoire pour traiter les sujets dont celui-ci éprouve le besoin : « Les U.P. [39] fondées par des Bourses du travail, des syndicats, que l’autoritarisme politique n’a pas atteints, sont les meilleures. »

    Cet enseignement n’a qu’un rapport si lointain avec les intérêts de parti que l’on peut trouver partout des hommes de bonne volonté pour le donner d’une manière très satisfaisante ; mais l’Université et l’Église rivalisent pour transformer les questions historiques et philosophiques en matières de propagande ; aussi beaucoup de socialistes ont-ils vu avec quelque crainte les professeurs de l’État se mêler de vouloir enseigner le peuple. Au congrès des Bourses tenu en 1900 à Paris, on a même émis l’opinion qu’il y aurait lieu de créer un enseignement primaire pour les enfants des syndiqués, de manière à les soustraire à l’influence des manuels civiques officiels [40].

    À ce même congrès on décida d’établir des relations suivies entre les Bourses et les jeunes ouvriers appelés sous les drapeaux. L’affaire Dreyfus a rendu l’armée à moitié folle ; enivrés par les témoignages d’admiration que leur prodiguaient les gens comme il faut, les officiers sont devenus tellement ridicules qu’il est maintenant très facile de montrer aux soldats ce que valent les forces de l’enseignement civique. Lorsque les travailleurs ont appris à voir et qu’ils ont reconnu ce qui se cache de bassesses, souvent de saletés, derrière des masques jusqu’alors vénérés, le service militaire cesse d’être une école de docilité, pour se transformer en école de révolte ; et il se produit une révolte contre tout l’ensemble des classes dirigeantes. Rien ne peut avoir plus d’influence sur la propagande du socialisme que cette éducation du soldat dans les Bourses : les révolutionnaires trouveront là un large champ pour exercer leur initiative.

    Quel que soit, d’ailleurs, le genre d’activité que l’on considère, on se rendra rapidement compte que, dans presque toutes nos villes, les Bourses peuvent devenir facilement des administrations de la Commune ouvrière en formation, et diriger [41] « l’œuvre d’éducation morale, administrative et technique, nécessaire pour rendre viable une société d’hommes libres ».


    Georges Sorel - Décembre 1901.

    Livre au format PDF 109 pages
     
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