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Maurice Laisant: LES ANARCHISTES ET L'INTERNATIONALE DURANT LA GUERRE DE 1914

Discussion dans 'Bibliothèque anarchiste' créé par Marc poïk, 4 Août 2017.

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    Maurice Laisant

    LES ANARCHISTES ET L'INTERNATIONALE

    DURANT LA GUERRE DE 1914

    Le Monde Libertaire - Septembre 1964



    Peut-on examiner le comportement d'un groupe d'hommes, dans un temps donné, sans faire l'étude générale des événements et du comportement de tous. Il apparaît indispensable de rappeler rapidement le climat qui présida à la déclaration de guerre de 1914.



    Aspect politique

    En Autriche-Hongrie (pays artificiel composé de deux ethnies) un impérialisme autocratique et belliqueux règne en la personne de François-Joseph qui rêve d'hégémonie et s'est déjà annexé la Bosnie et l'Herzegovine. En Serbie, composée de Slaves, l'opposition à la dictature autrichienne devait se concrétiser par l'attentat de Sarajevo dont on tirera prétexte pour le déclenchement de la guerre mondiale. En Russie, où un régime anachronique règne encore en contradiction avec un mouvement ouvert aux idées nouvelles (la révolution de 1905 a ébranlé à jamais le tsarisme), on s'émeut du développement industriel de l'Allemagne et l'on veut s'opposer à une expansion possible du pangermanisme. En Allemagne, le gouvernement se grise de la puissance qui s'étend aussi bien dans le domaine militaire, où l'on entretient à grands frais une armée puissante, que dans le domaine industriel et commercial. L'Angleterre ne saurait voir d'un bon œil cette puissance nouvelle qui risque de la concurrencer, sinon de l'éclipser, sur le marché mondial. En France, le mouvement social se développe dangereusement pour le pouvoir dans le même temps où la réaction et le bellicisme accèdent à la présidence de la république en la personne de Raymond Poincaré, l'homme de la revanche.

    Telle était en gros la situation.

    Mais sans doute un autre facteur que les rivalités politiques, économiques et militaires concourait à ouvrir les hostilités et à en préparer dans l'ombre le déclenchement, ainsi que s'y sont employés les politiciens de tous pays.



    L'Internationalisme

    Ce danger pour les gouvernants, danger qu'il fallait anéantir et noyer dans la guerre, c'est cet éveil à la conscience de tous les travailleurs, cette dénonciation des idoles patries, et la tenue de nombreux congrès internationaux où, par dessus les frontières, ils s'emploient à conjuguer leurs efforts. Assez timides et réformistes à leur début, ces congrès vont se montrer de plus en plus catégoriques, ne se contentant plus d'appeler l'attention sur le sort des travailleurs, mais dénonçant les causes et envisageant l'avènement d'un monde sans classe.

    D'une part, les socialistes divisés en allemanistes, guesdistes, blanquistes, broussistes ne se grouperont que tardivement en un parti unique toujours tiraillé entre les réformistes et les révolutionnaires. D'autre part, et combien plus solides, les syndicalistes vont jeter les bases d'une future structure sociale.

    Faits à signaler, alors que dans presque tous les pays, les seconds n'ont qu'un rôle revendicatif et s'alignent pratiquement sur les premiers, en France la CGT conserve une totale autonomie et se refuse à limiter son rôle à des revendications pécuniaires et à laisser aux politiques la résolution des problèmes sociaux. Face à celui de la guerre dont divers incidents annoncent la menace, les uns comme les autres préconisent le boycott de la tuerie par la grève générale, la paralysie du pouvoir dans chaque état, la prise des organismes centraux : chemins de fer, PTT, ministères, etc.



    La grande faillite

    Tels étaient encore les mots d'ordre du parti socialiste et de la CGT à la veille de la guerre. Le congrès de celui-là, tenu les 14, 15 et 16 juillet 1914 concluait ainsi ses débats : Entre tous les moyens employés pour prévenir et empêcher la guerre et pour imposer aux gouvernants le recours à l'arbitrage, le Congrès considère comme particulièrement efficace la grève générale ouvrière simultanément et internationalement organisée dans les pays intéressés ainsi que l'agitation et l'action populaires sous les formes les plus actives.

    Deux jours avant la guerre, syndicalistes et socialistes s'élevaient encore contre la possibilité d'une pareille monstruosité. Et brusquement, sans transition, peur ou ambition, les leaders démissionnaient. Le programme qui consistait à sauter dans les ministères est à moitié réalisé on le sait bien, mais ce n'est plus pour paralyser le pays, couper les communications, rendre l'état impuissant à réaliser son mauvais coup, mais simplement pour y trouver un fauteuil doré à la taille d'un Guesde, d'un Sembat ou d'un Jouhaux. Certes, quelques-uns sauveront l'honneur, mais pour un Merrheim ou un Monatte en France, un Liebknecht ou une Rosa Luxembourg en Allemagne, un Douchan Popovitch ou un Laptchevitch en Serbie, combien de Vandervelde, de Renaudel, d'Albert Thomas, de Compene Morel ou de Marcel Cachin ?



    Les anarchistes

    Dans cette débâcle générale quel est le rôle des anarchistes ? Le désarroi qui a frappé tous les hommes a-t-il épargné les anarchistes ? Il serait vain et faux de prétendre qu'ils y aient tous échappé.

    Nous ne sommes pas des surhommes et si nous avons le privilège de raisonner plus sainement que le commun de nos semblables, ce n'est pas en raison d'une supériorité particulière, mais simplement parce que affranchis des préjugés religieux et politiques, nous n'avons pas le souci de nous aligner sur les uns ou les autres et de justifier ceux-ci ou ceux-là.

    À cet égard les anarchistes se devaient de refuser les prétextes par lesquels on prétendait faire accepter la guerre. Tous nos théoriciens en avait démonté et démontré le mécanisme, ils avaient crevé le paravent des guerres défensives ou de droit pour démasquer les intérêts et les ambitions qu'elles camouflent ; ils avaient rappelé que les travailleurs, n'ayant pas de patrie, n'en ont pas à défendre ; ils avaient prôné l'internationalisme et la solidarité ouvrière face aux aventures sordides et criminelles où les généraux et les chefs d'état entraînent les peuples. Sans attache d'aucune sorte, plus et mieux que les socialistes (empêtrés dans les compromissions parlementaires), plus et mieux que les syndicalistes dont ils étaient le ferment le plus sûr, les anarchistes se devaient d'être les irréductibles ennemis de toutes guerres.

    Deux questions se posent : Que pouvaient-ils faire ? Qu'ont-ils fait ?

    Que pouvaient-ils faire ? Ramenés à leurs seules forces, après la trahison des leaders syndicaux, l'abandon des socialistes, qui pouvaient leur apporter l'appoint d'un mouvement parallèle, ils ne pouvaient prétendre à une action d'envergure capable de contrecarrer l'immonde fléau. Qu'ont-ils fait ? Ici il est bon de reprendre l'histoire généreuse sur la publicité faite aux quelques théoriciens qui ont cédé au vent de folie, autant qu'avare de commentaires sur la dénonciation des responsabilités de la guerre et l'appel pour faire cesser le carnage, suivi par le plus grand nombre de nos militants. Ne sont-ce pas les nôtres qui forment la plus large proportion des réfractaires, des déserteurs et des insoumis ? Sans doute exista-t-il au début de 1916 le trop fameux manifeste (revêtu de 15 signatures, le nom d'une ville ayant été pris pour celui d'un camarade), mais si ce libelle qui avait vu le jour sur l'instigation de Jean Grave, repoussait l'éventualité d'une paix prochaine, n'oublions pas qu'il faisait réponse à la déclaration des internationalistes réfugiés à Londres et qui maintenait la position anarchiste de toujours. Rappelons aussi qu'une nouvelle déclaration de ces mêmes internationalistes vint réfuter comme il convenait les arguments du manifeste des Seize.



    Sébastien Faure

    En France, Sébastien Faure (qui a refusé de joindre sa signature à celles de ses compagnons d'hier, dont les positions oscillent avec la guerre) rédige avec les militants restés antimilitaristes un contre-manifeste, que la censure blanchira avec le même zèle que la presse en a mis à donner une place d'honneur au manifeste. Rappelons certains de ces termes : Aux conférences internationales des dirigeants qui disposent à leur fantaisie des peuples comme de dociles troupeaux, nous pensons qu'on doit opposer une conférence internationale des travailleurs du monde entier. Déjà en septembre 1915, s'esquissa, à Zimmerwald, une première tentative en ce sens, et nous applaudîmes en son temps à ce premier effort. Mais ce n'était encore là qu'une ébauche. Cet effort sera renouvelé et il doit atteindre l'ampleur que comporte la gravité des circonstances. Les organisations des travailleurs de tous les pays doivent dès aujourd'hui se hâter de constituer un congrès mondial du prolétariat dont l'œuvre sera tout d'abord d'exiger la cessation des hostilités et le désarmement immédiat et définitif des nations. Une vingtaine de signatures (surtout de syndicalistes, mais aussi du peintre Signac) accompagnait celle de Sébastien Faure.

    Quelques mois plus tôt, il avait édité et diffusé un tract faisant écho à Liebknecht, dont il approuvait totalement la position et le courage (la place nous manque ici pour parler de la conférence de Zimmerwald qui sauva l'honneur de l'internationalisme [1]). Vers la Paix. Appel aux socialistes, syndicalistes, révolutionnaires et anarchistes. Il disait notamment : S'il n'a pas été en notre pouvoir d'empêcher la calamité, et ce sera le regret et la honte de notre génération, ah ! puissions-nous du moins en arrêter au plus tôt les suites désastreuses, et ce sera notre joie et notre réhabilitation ! [...] Encore une fois le devoir est là : impérieux, indiscutable, sacré ! [...] Plus que jamais ennemi de la guerre, plus que jamais attaché à la paix, je ne puis servir la cause à laquelle j'ai voué ma vie qu'en tentant d'abréger la guerre et de hâter la paix. Je m'y décide [...] Quels que soient les risques à courir, j'aime mieux les affronter que de renier tout mon passé ma seule fierté et ma seule richesse et de traîner une vieillesse impuissante et déshonorée.

    Ce tract qui devait connaître un succès assez remarquable fut diffusé jusque sur le front. C'est alors que Malvy fit convoquer Sébastien Faure et lui déclara que ceux qui dans les tranchées le lisaient et le faisaient circuler devaient être envoyés dans les missions d'où l'on ne revient pas. Il donna sa parole qu'une telle mesure ne serait pas appliquée si en retour notre camarade interrompait sa campagne anti-guerrière. Notre vieux compagnon ne voulant pas engager d'autres que lui-même dans le danger (et là ce danger était la mort) se vit contraint de céder à la demande du ministre. Cependant s'il cesse la lutte clandestine des tracts (qui échappaient au contrôle de la censure), il animera un organe pacifiste : Ce qu'il faut dire où de rares vérités se feront jour en dépit des ciseaux d'Anastasie. De plus, en pleine guerre, il continuera à faire entendre sa voix. (Rappelons le meeting du 23 septembre 1917, interdit par la police, et maintenu par les syndicats des terrassiers, du bâtiment et des charpentiers).



    Le Libertaire



    D'autre par, Le Libertaire poursuit une vie sporadique et clandestine sous l'impulsion de quelques camarades dont Pierre Martin, Louis Lecoin et Le Meillour. Rappelons que Louis Lecoin a passé la plus large partie de la guerre en prison pour son action antimilitariste. De leur côté, les camarades individualistes sont unanimes à condamner la guerre : Han Ryner, Armand, Mauricius garderont la tête froide. De même, les néo-malthusiens avec Devaldès et Eugène Humbert. Rappelons ce passage prophétique d'une lettre de Han Ryner datée du 19 août 1914 : L'Allemagne sera vaincue à moins queÿ Mais éviter la défaite ce n'est éviter que des ennuis. Le malheur à éviter c'était la guerre. Et j'ai bien peur que, là Guillaume ne soit pas le seul coupable.

    Publiquement, sous le couvert littéraire et historique, il condamnera et la guerre et ceux qui la fomentent, notamment le dimanche 20 mai 1917 où il traitait du sujet : la gloire littéraire et la gloire militaire. Également il mènera campagne pour les camarades emprisonnés : affaire Gaston Rolland, affaire Émile Armand. Ce dernier lancera un tract non signé et naturellement clandestin (dont la longueur ne nous permet pas la reproduction) et qui le montre fidèle à son idéal passé. De tout ce qui précède nous pouvons conclure que les anarchistes, dans leur grande majorité, sont demeurés antimilitaristes durant la tourmente. Pour ceux qui se sont laissé bousculer par les événements, il importe de les distinguer des socialistes. Si leur position fut une erreur. Et quelle erreur ! elle ne fut jamais un calcul ou une trahison. À aucun d'eux, elle n'apportera une prébende, un privilège, un poste honorifique. Tandis que les ministres socialistes se pavanaient, trônaient et se compromettaient avec la réaction, le libertaire Malato (logique avec lui-même) s'engageait alors qu'il en avait passé l'âge.

    Mais la réflexion qui s'impose à l'esprit est celle-ci : Si les anarchistes, dans leur ensemble, n'ont pas cédé à la panique générale, ils le doivent à l'individualisme qui fait le fond de leur idéologie à quelque tendance qu'ils appartiennent. Considérant l'individu comme la cellule initiale de toute collectivité, ils font passer toute question par le jugement de l'individu. N'ayant pas d'idoles, comme la cellule initiale, ne suivant pas de meneurs, ils conservent en toute circonstance, l'esprit critique qui fait défaut à ceux qui n'ont d'autres opinions que celles de leurs maîtres à penser. Se référant en dernier ressort à leur propre conscience, on ne les verra pas agir aveuglément selon les ordres (ou même les indications) de leaders, d'oracles ou de chefs de file.

    Cette conception, ce respect de l'homme (et en premier lieu cette considération que l'homme a de lui-même), cette philosophie qui nous a écartés de tant de dangers est à la fois notre fierté et notre espérance.





    Maurice Laisant

    (1) La place nous manque ici pour parler de la conférence de Zimmerwald qui sauva l'honneur de l'internationalisme.



    Le Manifeste des Seize

    (28 février 1916)

    De divers côtés, des voix s'élèvent pour demander la paix immédiate. Assez de sang versé, assez de destruction, dit-on, il est temps d'en finir d'une façon ou d'une autre. Plus que personne et depuis bien longtemps, nous avons été dans nos journaux, contre toute guerre d'agression entre les peuples et contre le militarisme, de quelque casque impérial ou républicain qu'il s'affuble. Aussi serions-nous enchantés de voir les conditions de paix discutées si cela se pouvait par les travailleurs européens, réunis en un congrès international. D'autant plus que le peuple allemand s'est laissé tromper en août 1914, et s'il a cru réellement qu'on se mobilisait pour la défense de son territoire, il a eu le temps de s'apercevoir qu'on l'avait trompé pour le lancer dans une guerre de conquêtes.

    En effet, les travailleurs allemands, du moins dans leurs groupements, plus ou moins avancés, doivent comprendre maintenant que les plans d'invasion de la France, de la Belgique, de la Russie avaient été préparés de longue date et que, si cette guerre n'a pas éclaté en 1875, en 1886, en 1911 ou en 1913, c'est que les rapports internationaux ne se présentaient pas alors sous un aspect aussi favorable et que les préparatifs militaires n'étaient pas assez complets pour promettre la victoire à l'Allemagne (lignes stratégiques à compléter, canal de Kiel à élargir, les grands canons de siège à perfectionner). Et maintenant, après vingt mois de guerre et de pertes effroyables, ils devraient bien s'apercevoir que les conquêtes faites par l'armée allemande ne pourront être maintenues. D'autant plus qu'il faudra reconnaître ce principe (déjà reconnu par la France en 1859, après la défaite de l'Autriche) que c'est la population de chaque territoire qui doit exprimer si elle consent ou non à être annexée.

    Si les travailleurs allemands commencent à comprendre la situation comme nous la comprenons, et comme la comprend déjà une faible minorité de leurs social-démocrates et s'il peuvent se faire écouter par leurs gouvernants il pourrait y avoir un terrain d'entente pour un commencement de discussion concernant la paix. Mais alors il devraient déclarer qu'ils se refusent absolument à faire des annexions, ou à les approuver ; qu'ils renoncent à la prétention de prélever des "contributions" sur les nations envahies, qu'ils reconnaissent le devoir de l'état allemand de réparer, autant que possible les dégâts matériels causés par les envahisseurs chez leurs voisins, et qu'ils ne prétendent pas leur imposer des conditions de sujétion économique, sous le nom de traités commerciaux. Malheureusement, on ne voit pas, jusqu'à présent, des symptômes de réveil, dans ce sens, du peuple allemand.

    On a parlé de la conférence de Zimmerwald, mais il a manqué à cette conférence l'essentiel : la représentation des travailleurs allemands. On a aussi fait beaucoup de cas de quelques rixes qui ont eu lieu en Allemagne, à la suite de la cherté des vivres. Mais on oublie que de pareilles rixes ont toujours eu lieu pendant les grandes guerres, sans en influencer la durée. Aussi, toutes les dispositions prises, en ce moment, par le gouvernement allemand, prouvent-elles qu'il se prépare à de nouvelles agressions au retour du printemps. Mais comme il sait aussi qu'au printemps les Alliés lui opposeront de nouvelles armées, équipées d'un nouvel outillage, et d'une artillerie bien plus puissante qu'auparavant, il travaille aussi à semer la discorde au sein des populations alliées. Et il emploie, dans ce but un moyen aussi vieux que la guerre elle-même : celui de répandre le bruit d'une paix prochaine, à laquelle il n'y aurait, chez les adversaires, que les militaires et les fournisseurs des armées pour s'y opposer. C'est à quoi s'est appliqué Bülow, avec ses secrétaires, pendant son dernier séjour en Suisse.

    Mais à quelles conditions suggère-t-il de conclure la paix ?

    La Neue Zuercher Zeitung croit savoir et le journal officiel, la Nord-deutsche Zeitungne la contredit pas que la plupart de la Belgique serait évacuée, mais à la condition de donner des gages de ne pas répéter ce qu'elle a fait en août 1914, lorsqu'elle s'opposa au passage des troupes allemandes. Quels seraient ces gages ? Les mines de charbon belges ? Le Congo ? On ne le dit pas. Mais on demande déjà une forte contribution annuelle. Le territoire conquis en France serait restitué, ainsi que la partie de la Lorraine où on parle français. Mais en échange, la France transférerait à l'état allemand tous les emprunts russes, dont la valeur se monte à dix-huit milliards. Autrement dit, une contribution de dix-huit milliards qu'auraient à rembourser les travailleurs agricoles et industriels français, puisque ce sont eux qui paient les impôts. Dix-huit milliards pour racheter dix départements, que, par leur travail, ils avaient rendus si riches et si opulents, et qu'on leur rendra ruinés et dévastésÿ

    Quant à savoir ce que l'on pense en Allemagne des conditions de la paix, un fait est certain : la presse bourgeoise prépare la nation à l'idée de l'annexion pure et simple de la Belgique et des départements du nord de la France. Et, il n'y a pas, en Allemagne, de force capable de s'y opposer. Les travailleurs qui auraient dû élever leur voix contre les conquêtes, ne le font pas. Les ouvriers syndiqués se laissent entraîner par la fièvre impérialiste, et le parti social-démocrate, trop faible pour influencer les décisions du gouvernement concernant la paix Bmême s'il représentait une masse compacteB se trouve divisé, sur cette question, en deux partis hostiles, et la majorité du parti marche avec le gouvernement. L'empire allemand, sachant que ses armées sont, depuis dix-huit mois, à 90 km de Paris, et soutenu par le peuple allemand dans ses rêves de conquêtes nouvelles, ne voit pas pourquoi il ne profiterait pas des conquêtes déjà faites. Il se croit capable de dicter des conditions de paix qui lui permettraient d'employer les nouveaux milliards de contribution à de nouveaux armements, afin d'attaquer la France quand bon lui semblera, lui enlever ses colonies, ainsi que d'autres provinces, et de ne plus avoir à craindre sa résistance.

    Parler de paix en se moment, c'est faire précisément le jeu du parti ministériel allemand, de Bülow et de ses agents. Pour notre part, nous nous refusons absolument à partager les illusions de quelques-uns de nos camarades, concernant les dispositions pacifiques de ceux qui dirigent les destinées de l'Allemagne. Nous préférons regarder le danger en face et chercher ce qu'il y a à faire pour y parer. Ignorer ce danger serait l'augmenter.

    En notre profonde conscience, l'agression allemande était une menace Bmise à exécutionB non seulement contre nos espoirs d'émancipation mais contre toute l'évolution humaine. C'est pourquoi nous, anarchistes, nous, antimilitaristes, nous, ennemis de la guerre, nous, partisans passionnés de la paix et de la fraternité des peuples, nous nous sommes rangés du côté de la résistance et nous n'avons pas cru devoir séparer notre sort de celui du reste de la population. Nous ne croyons pas nécessaire d'insister que nous aurions préféré voir cette population prendre, en ses propres mains, le soin de sa défense. Ceci ayant été impossible, il n'y avait qu'à subir ce qui ne pouvait être changé. Et avec ceux qui luttent nous estimons que, à moins que la population allemande, revenant à de plus saines notions de la justice et du droit, renonce enfin à servir plus longtemps d'instrument aux projets de domination politique pangermaniste, il ne peut être question de paix. Sans doute, malgré la guerre, malgré les meurtres, nous n'oublions pas que nous sommes internationalistes, que nous voulons l'union des peuples, la disparition des frontières. Et c'est parce que nous voulons la réconciliation des peuples, y compris le peuple allemand, que nous pensons qu'il faut résister à un agresseur qui représente l'anéantissement de tous nos espoirs d'affranchissement.

    Parler de paix tant que le parti qui, pendant quarante-cinq ans, a fait de l'Europe un vaste camp retranché, est à même de dicter ses conditions, serait l'erreur la plus désastreuse que l'on puisse commettre. Résister et faire échouer ses plans, c'est préparer la voie à la population allemande restée saine et lui donner les moyens de se débarrasser de ce parti. Que nos camarades allemands comprennent que c'est la seul issue avantageuse aux deux côtés et nous sommes prêts à collaborer avec eux.

    28 février 1916

    Pressés par les événements de publier cette déclaration, lorsqu'elle fut communiquée à la presse française et étrangère, quinze camarades seulement, dont les noms suivent, en avaient approuvé le texte : Christian Cornelissen, Henri Fuss, Jean Grave, Jacques Guérin, Pierre Kropotkine, A. Laisant. F. Le Lève (Lorient), Charles Malato, Jules Moineau (Liège), A. Orfila, Hussein Dey (Algérie), M. Pierrot, Paul Reclus, Richard (Algérie), Tchikawa (Japon), W. Tcherkesoff.



    La déclaration Anarchiste de Londres

    (Avril 1916)

    RÉPONSE DU GROUPE ANARCHISTE INTERNATIONAL DE LONDRES

    AU MANIFESTE DES SEIZE

    Voici bientôt deux ans que s'est abattu sur l'Europe le plus terrible fléau qu'ai enregistré l'histoire, sans qu'aucune action efficace soit venue entraver sa marche. Oublieux des déclarations de naguère, la plupart des chefs des partis les plus avancés, y compris la plupart des dirigeants des organisations ouvrières les uns par lâcheté, les autres par manque de conviction, d'autres encore par intérêt se sont laissés absorber par la propagande patriotique, militariste et guerriste, qui, dans chaque nation belligérante, s'est développée avec une intensité que suffisent à expliquer la situation et la nature de la période que nous traversons.

    Quant au peuple, dans sa grande masse, dont la mentalité est faite par l'école, l'église, le régiment, la presse, c'est-à-dire ignorant et crédule, dépourvu d'initiative, dressé à l'obéissance et résigné à subir la volonté des maîtres qu'il se donne, depuis celle du législateur, jusqu'à celle du secrétaire de syndicat, il a, sous la poussée des bergers d'en haut et d'en bas réconciliés dans la plus sinistre des besognes, marché sans rébellion à l'abattoir, entraînant par la force de son inertie même les meilleurs parmi lui, qui n'évitaient la mort au poteau d'exécution qu'en risquant la mort sur le champ de carnage.

    Toutefois, dès les premiers jours, dès avant la déclaration de guerre même, les anarchistes de tous les pays, belligérants ou neutres, sauf quelques rares exceptions, en nombre si infime, qu'on pouvait les considérer comme négligeables, prenaient nettement le parti contre la guerre. Dès le début, certains des nôtres, héros et martyrs qu'on connaîtra plus tard, ont choisi d'être fusillés, plutôt que de participer à la tuerie ; d'autres expient dans les geôles impérialistes ou républicaines, le crime d'avoir protesté et tenté d'éveiller l'esprit du peuple.

    Avant la fin de l'année 1914, les anarchistes lançaient un manifeste qui avait recueilli l'adhésion de camarades du monde entier, et que reproduisirent nos organes dans les pays où ils existaient encore. Ce manifeste montrait que la responsabilité de l'actuelle tragédie incombait à tous les gouvernants sans exception et aux grands capitalistes, dont ils sont les mandataires, et que l'organisation capitaliste et la base autoritaire de la société sont les causes déterminantes de toute guerre. Et il venait dissiper l'équivoque créée par l'attitude de ces quelques "anarchistes guerristes", plus bruyants que nombreux, d'autant plus bruyants que, servant la cause du plus fort, leur ennemi d'hier, notre ennemi de toujours, l'état, il leur était permis, à eux seuls, de s'exprimer ouvertement, librement.

    Des mois passèrent, une année et demi s'écoula et ces renégats continuaient paisiblement, loin des tranchées, à exciter au meurtre stupide et répugnant, lorsque, le mois dernier, un mouvement en faveur de la paix commençant à se préciser, les plus notoires d'entre eux, jugèrent devoir accomplir un acte retentissant, à la fois dans le dessein de contrecarrer cette tendance à imposer aux gouvernants la cessation des hostilités, et pour que l'on pût croire, et faire croire, que les anarchistes s'étaient ralliés à l'idée et au fait de la guerre.

    Nous voulons parler de cette déclaration publiée à Paris, dans La Bataille du 14 mars signée de Christian Cornelissen, Henri Fuss, Jean Grave, Jacques Guérin, Hussein Dey, Pierre Kropotkine, A. Laisant, F. Leve Charles Malato, Jules Moineau, A. Orfila, M. Pierrot, Paul Reclus, Richard, S. Shikawa, M. Tcherkesoff, et à laquelle a applaudi naturellement la presse réactionnaire.

    Il nous serait facile d'ironiser à propos de ces camarades d'hier, voire de nous indigner du rôle joué par eux, que l'âge ou leur situation particulière, ou encore leur résidence, met à l'abri du fléau et qui, cependant, avec une inconscience ou une cruauté que même certains conservateurs de l'ordre social actuel n'ont pas, osent écrire, alors que de tous côtés se sent la lassitude et pointe l'aspiration vers la paix, osent écrire disons-nous, que parler de paix à l'heure présente, serai l'erreur la plus désastreuse que l'on puisse commettre et qui tranchent : Avec ceux qui luttent, nous estimons qu'il ne peut être question de paix. Or nous savons, et ils n'ignorent pas non plus, ce que pensent ceux qui luttent. Nous savons ce que désirent ceux qui vont mourir pour mieux dire ; tout en ne nous dissimulant pas que les causes qui engendrent leur faiblesse, les entraîneront peut-être à mourir sans qu'ils aient tenté le geste qui les sauverait. Nous, nous laissons ces camarades d'hier à leurs nouvelles amours.

    Mais ce que nous voulons, ce à quoi nous tenons essentiellement, c'est protester contre la tentative qu'ils font, d'englober, dans l'orbite de leurs pauvres spéculations néo-étatistes, le mouvement anarchiste mondial et la philosophie anarchiste elle-même ; c'est protester contre leur essai de solidariser avec leur geste, aux yeux du public non éclairé, l'ensemble des anarchistes restés fidèles à un passé qu'ils n'ont aucune raison de renier, et qui croient, plus que jamais, à la vérité de leurs idées.

    Les anarchistes n'ont pas de leaders, c'est-à-dire pas de meneurs. Au surplus, ce que nous venons affirmer ici, ce n'est pas seulement que ces seize signatures sont l'exception et que nous sommes le nombre, ce qui n'a qu'une importance relative, mais que leur geste et leurs affirmations ne peuvent en rien se rattacher à notre doctrine dont ils sont, au contraire, la négation absolue.

    Ce n'est pas ici le lieux de détailler, phrase par phrase, cette déclaration, pour analyser et critiquer chacune de ses affirmations. D'ailleurs elle est connue. Qu'y trouve-t-on ? Toutes les niaiseries nationalistes que nous lisons, depuis près de deux années, dans une presse prostituée, toutes les naïvetés patriotiques dont ils se gaussaient jadis, tous les clichés de politique extérieure avec lesquels les gouvernements endorment les peuples. Les voilà dénonçant un impérialisme qu'ils ne découvrent maintenant que chez leurs adversaires. Comme s'ils étaient dans le secret des ministères, des chancelleries et des états-majors, ils jonglent avec les chiffres d'indemnités, évaluent les forces militaires et refont, eux aussi, ces ex-contempteurs de l'idée de patrie, la carte du monde sur la base du droit des peuples et du principe des nationalités. Puis, ayant jugé dangereux de parler de paix, tant qu'on n'a pas, pour employer la formule d'usage, écrasé le seul militarisme prussien, ils préfèrent regarder le danger en face, loin des balles. Si nous considérons synthétiquement, plutôt, les idées qu'exprime leur déclaration, nous constatons qu'il n'y a aucune différence entre la thèse qui y est soutenue et le thème habituel des partis d'autorité groupés, dans chaque nation belligérante, en Union sacrée. Eux aussi, ces anarchistes repentis, sont entrés dans l'Union sacrée pour la défense des fameuses libertés acquises, et ils ne trouvent rien de mieux, pour sauvegarder cette prétendue liberté des peuples, dont ils se font les champions que d'obliger l'individu à se faire assassin et à se faire assassiner pour le compte et au bénéfice de l'état. En réalité, cette déclaration n'est pas l'œuvre d'anarchistes. Elle fut écrite par des étatistes qui s'ignorent, mais par des étatistes. Et rien par cette œuvre inutilement opportuniste, ne différencie plus ces ex-camarades des politiciens, des moralistes et des philosophes de gouvernement, à la lutte contre lesquels ils avaient voué leur vie.

    Collaborer avec un état, avec un gouvernement, dans sa lutte, fut-elle même dépourvue de violence sanguinaire, contre un autre état, contre un autre gouvernement, choisir entre deux modes d'esclavage, qui ne sont que superficiellement différents, cette différence superficielle étant le résultat de l'adaptation des moyens de gouvernement à l'état d'évolution auquel est parvenu le peuple qui y est soumis, voilà, certes, qui n'est pas anarchiste. À plus forte raison, lorsque cette lutte revêt l'aspect particulièrement ignoble de la guerre. Ce qui a toujours différencié l'anarchiste des autres éléments sociaux dispersés dans les divers partis politiques, dans les diverses écoles philosophiques ou sociologiques, c'est la répudiation de l'état, faisceau de tous les instruments de domination, centre de toute tyrannie ; l'état qui est, par sa destination l'ennemi de l'individu, pour le triomphe de qui l'anarchisme a toujours combattu, et dont il est fait si bon marché dans la période actuelle, par les défenseurs du droit également situés, ne l'oublions pas, de chaque côté de la frontière. En s'incorporant à lui, volontairement, les signataires de la déclaration ont, en même temps, renié l'anarchisme.

    Nous autres, qui avons conscience d'être demeurés dans la ligne droit d'un anarchisme dont la vérité ne peut avoir changé du fait de cette guerre, guerre prévue depuis longtemps, et qui n'est que la manifestation suprême de ces maux que sont l'état et le capitalisme, nous tenons à nous désolidariser d'avec ces camarades qui ont abandonné leurs idées, nos idées, dans une circonstance où, plus que jamais, il était nécessaire de les proclamer haut et ferme.

    Producteurs de la richesse sociale, prolétaires manuels et intellectuels, hommes de mentalité affranchis, nous sommes, de fait et de volonté, des sans patrie. D'ailleurs, patrie n'est que le nom poétique de l'état. N'ayant rien à défendre pas même des libertés acquises que ne saurait nous donner l'état, nous répudions l'hypocrite distinguo des guerres offensives et des guerres défensives. Nous ne connaissons que des guerres faites entre gouvernements, entre capitalistes, au prix de la vie, de la douleur et de la misère de leurs sujets. La guerre actuelle en est l'exemple frappant. Tant que les peuples ne voudront pas procéder à l'instauration d'une société libertaire et communiste, la paix ne sera que la trêve employée à préparer la guerre suivante, la guerre entre peuples étant en puissance dans les principes d'autorité et de propriété. Le seul moyen de mettre fin à la guerre, de prévenir toute guerre, c'est la révolution expropriatrice, la guerre sociale, la seule à laquelle nous puissions, anarchistes, donner notre vie. Et ce que n'ont pu dire les seize à la fin de leur déclaration, nous le crions : Vive l'Anarchie !

    Le groupe anarchiste international de Londres (avril 1916)



    L'Internationale Anarchiste et la guerre

    L'Europe en feu, une dizaine de millions d'hommes aux prises, dans la plus effroyable boucherie qu'ai jamais enregistrée l'histoire, des millions de femmes et d'enfants en larmes, la vie économique, intellectuelle et morale de sept grands peuples, brutalement suspendue, la menace, chaque jour plus grave, de complications nouvelles, tel est, depuis sept mois, le pénible, angoissant et odieux spectacle que nous offre le monde civilisé. Mais spectacle attendu, au moins par les anarchistes, car pour eux, il n'a jamais fait et il ne fait aucun doute les terribles événements d'aujourd'hui fortifient cette assurance que la guerre est en permanente gestation dans l'organisme social actuel et que le conflit armé restreint ou généralisé, colonial ou européen est la conséquence naturelle et l'aboutissement nécessaire et fatal d'un régime qui a pour base l'inégalité économique des citoyens, repose sur l'antagonisme sauvage des intérêts et place le monde du travail sous l'étroite et douloureuse dépendance d'une minorité de parasites, détenteurs à la fois du pouvoir politique et de la puissance économique.

    La guerre était inévitable ; d'où qu'elle vint, elle devait éclater. Ce n'est pas en vain que depuis un demi siècle, on prépare fiévreusement les plus formidables armements et que l'on accroît tous les jours davantage les budgets de la mort. À perfectionner constamment le matériel de guerre, à tendre continûment tous les esprits et toutes les volontés vers la meilleure organisation de la machine militaire, on ne travaille pas à la paix. Aussi est-il naïf et puéril, après avoir multiplié les causes et les occasions de conflits, de chercher à établir les responsabilités de tel ou tel gouvernement. Il n'y a pas de distinction possible entre les guerres offensives et les guerres défensives. Dans le conflit actuel, les gouvernements de Berlin et de Vienne se sont justifiés avec des documents non moins authentiques que les gouvernements de Paris, de Londres, et de Pétrograd ; c'est à qui de ceux-ci ou de ceux-là produira les documents les plus indiscutables et plus décisifs pour établir sa bonne foi, et se présenter comme l'immaculé défenseur du droit et de la liberté, le champion de la civilisation.

    La civilisation ? Qui donc la représente, en ce moment ? Est-ce l'état allemand, avec son militarisme formidable et si puissant, qu'il a étouffé toute velléité de révolte ? Est-ce l'état russe, dont le knout, le gibet et la Sibérie sont les seuls moyens de persuasion ? Est-ce l'état français, avec Biribi, les sanglantes conquêtes du Tonkin, de Madagascar, du Maroc, avec le recrutement forcé des troupes noires ? La France qui retient dans ses prisons, depuis des années, des camarades coupables seulement d'avoir parlé et écrit contre la guerre ? Est-ce l'Angleterre qui exploite, divise, affame et opprime les populations de son immense empire colonial ? Non. Aucun des belligérants n'a le droit de se réclamer de la civilisation, comme aucun n'a le droit de se déclarer en état de légitime défense.

    La vérité, c'est que la cause des guerres, de celle qui ensanglante actuellement les plaines de l'Europe, comme de toutes celles qui l'ont précédée, réside uniquement dans l'existence de l'état, qui est la forme politique du privilège. L'état est né de la force militaire ; il s'est développé en se servant de la force militaire ; et c'est encore sur la force militaire qu'il doit logiquement s'appuyer pour maintenir sa toute-puissance. Quelle que soit la forme qu'il revête, l'état n'est que l'oppression organisée au profit d'une minorité de privilégiés. Le conflit actuel illustre cela de façon frappante : toutes les formes de l'état se trouvent engagées dans la guerre présente : l'absolutisme avec la Russie, l'absolutisme mitigé de parlementarisme avec l'Allemagne, l'état régnant sur des peuples de races bien différentes avec l'Autriche, le régime démocratique constitutionnel avec l'Angleterre, et le régime démocratique républicain avec la France.

    Le malheur des peuples qui, pourtant étaient tous profondément attachés à la paix, est d'avoir eu confiance en l'état, avec ses diplomates intrigants, en la démocratie et les partis politiques (même d'opposition, comme le socialisme parlementaire) pour éviter la guerre. Cette confiance a été trompée à dessein, et elle continue à l'être, lorsque les gouvernements, avec l'aide de toute leur presse, persuadent leurs peuples respectifs que cette guerre est une guerre de libération.

    Nous sommes résolument contre toute guerre entre peuples ; et, dans les pays neutres, comme l'Italie, où les gouvernants prétendent jeter encore de nouveaux peuples dans la fournaise guerrière, nos camarades se sont opposés, s'opposent, et s'opposeront toujours à la guerre, avec la dernière énergie. Le rôle des anarchistes, quels que soient l'endroit ou la situation dans lesquels ils se trouvent, dans la tragédie actuelle, est de continuer à proclamer qu'il n'y a qu'une seule guerre de libération : celle qui dans tous les pays, est menée par les opprimés contre les oppresseurs, par les exploités contre les exploiteurs. Notre rôle, c'est appeler les esclaves à la révolte, contre leurs maîtres. La propagande et l'action anarchistes doivent s'appliquer avec persévérance à affaiblir et à désagréger les divers états, à cultiver l'esprit de révolte, et à faire naître le mécontentement dans les peuples et dans les armées.

    À tous les soldats de tous les pays, qui ont la foi de combattre pour la justice et la liberté, nous devons expliquer que leur héroïsme et leur vaillance ne serviront qu'à perpétuer la haine, la tyrannie et la misère. Aux ouvriers de l'usine, il faut rappeler que les fusils qu'ils ont maintenant entre les mains, ont été employés contre eux dans les jours de grève et de légitime révolte et qu'ensuite, ils serviront encore contre eux, pour les obliger à subir l'exploitation patronale. Aux paysans, montrer qu'après la guerre, il faudra encore une fois se courber sous le joug, continuer à cultiver la terre de leurs seigneurs et nourrir les riches. À tous les parias, qu'ils ne doivent pas lâcher leurs armes avant d'avoir réglé leurs comptes avec leurs oppresseurs, avant d'avoir pris la terre et l'usine pour eux. Aux mères, compagnes et filles, victimes d'un surcroît de misère et de privations, montrons quels sont les vrais responsables de leurs douleurs et du massacre de leurs pères, fils et maris.

    Nous devons profiter de tous les mouvements de révolte de tous les mécontentements, pour fomenter l'insurrection, pour organiser la révolution, de laquelle nous attendons la fin de toutes les iniquités sociales. Pas de découragement même devant une calamité comme la guerre actuelle. C'est dans des périodes aussi troublées où des milliers d'hommes donnent héroïquement leur vie pour une idée, qu'il faut que nous montrions à ces hommes la générosité, la grandeur et la beauté de l'idéal anarchiste ; la justice sociale réalisée par l'organisation libre des producteurs ; la guerre et le militarisme à jamais supprimés ; la liberté entière conquise par la destruction totale de l'état et de ses organismes de cœrcition. Vive l'anarchie !

    Londres, 12 février 1915

    Léonard d'Abbet, Alexandre Berckmann, L. Bertoni, L. Bersani, G. Bernard, A. Bernado, G. Barett, E. Boudot, A. Gazitta, Joseph-J Cohen, Henri Combes, Nestor Ciek van Diepen, F.W. Dunn, Ch. Frigerio, Emma Goldman, V. Garcia, Hippolyte Havel, T.H. Keell, Harry Kelly, J. Lemarie, E. Malatesta, Noël Paravich, E. Recchioni, G. Rijuders, J. Rochtenine, A. Savioli, A. Schapiro, William Shatoff, V.J.C. Schermerhorn, C. Trombetti, P. Vallina, G. Vignati, L.J. Wolf, S. Yanosky.



    Réponse d'Errico Malatesta au Manifeste des Seize

    Le Monde libertaire - 10 mai 1984

    Un manifeste vient d'être lancé, signé par Kropotkine, Grave, Malato et une douzaine d'autres vieux camarades, dans lequel, faisant écho aux soutiens des gouvernements de l'Entente qui demandent une lutte jusqu'au bout et l'écrasement de l'Allemagne, ils s'élèvent contre toute idée de paix prématurée.

    La presse capitaliste publie, avec une satisfaction naturelle, des extraits de ce manifeste et déclare qu'il est l'œuvre des "leaders du mouvement anarchiste international". Les anarchistes, qui presque tous, sont restés fidèles à leurs convictions, se doivent à eux-mêmes de protester contre cette tentative d'impliquer l'anarchisme dans la continuation d'un féroce massacre qui n'a jamais tenu la promesse d'un. bénéfice quelconque pour la cause de la Justice et de la Liberté et qui se montre maintenant, de lui-même, comme devant être absolument dépourvu de tout résultat, même du point de vue des dirigeants des deux camps.

    La bonne foi et les bonnes intentions de ceux qui ont signé le manifeste sont au-delà de toute question. Mais si pénible qu'il soit d'être en désaccord avec de vieux amis qui ont rendu tant de services à ce qui, dans le passé, était notre cause commune, la sincérité et l'intérêt de notre mouvement d'émancipation nous font un devoir de nous dissocier de camarades qui se croient capables de réconcilier les idées anarchistes et la collaboration avec les gouvernements et les classes capitalistes de certaines nations dans leur lutte contre les capitalistes et les gouvernements de certaines autres nations.

    Durant la présente guerre nous avons vu des républicains se mettre au service des rois, des socialistes faire cause commune avec la classe dirigeante, des travaillistes servir les intérêts des capitalistes ; mais en réalité tous ces hommes sont, à des degrés divers, des conservateurs croyant à la mission de l'État, et leur hésitation peut se comprendre quand le seul remède dont on dispose réside dans la destruction de toute chaîne gouvernementale et le déchaînement de la révolution sociale. Mais une telle hésitation est incompréhensible de la part d'anarchistes.

    Nous estimons que l'État est incapable de bien. Dans le domaine international aussi bien que dans celui des rapports individuels il ne peut combattre l'agression qu'en se faisant lui-même agresseur ; il ne peut empêcher le crime qu'en organisant et commettant toujours un plus grand crime.

    Même en supposant -ce qui est loin d'être la vérité- que l'Allemagne porte seule la responsabilité de la guerre présente, il est prouvé que, aussi longtemps qu'on s'en tient aux méthodes gouvernementales, on ne peut résister à l'Allemagne qu'en supprimant toute liberté et en revivifiant la puissance de toutes les forces de réaction. La révolution populaire exceptée, il n'y a pas d'autre façon de résister à la menace d'une armée disciplinée que d'essayer d'avoir une armée plus forte et plus discipliné, de sorte que les antimilitaristes les plus résolus, s'ils ne sont pas anarchistes et craignent la destruction de l'État, sont inévitablement conduits à devenir d'ardents militaristes.

    En fait, dans l'espoir problématique de détruire le militarisme prussien, ils ont renoncé à toutes les traditions de liberté ; ils ont prussianisé l'Angleterre et la France ; ils se sont soumis au tsarisme ; ils ont restauré le prestige du trône branlant d'Italie.

    Les anarchistes peuvent-ils accepter cet état de choses un seul instant sans renoncer à tout droit de s'appeler anarchistes ? Pour moi, même la domination étrangère subie de force et conduisant à la révolte est préférable à l'oppression intérieure volontairement acceptée presque avec gratitude, dans la croyance que, par ce moyen, nous serons préservés d'un plus grand mal. Il est tout à fait vain de dire qu'il s'agit de circonstances exceptionnelles et qu'après avoir contribué à la victoire de l'Entente dans "cette guerre" nous retournerons chacun dans notre propre camp et lutterons pour notre propre idéal.

    S'il est nécessaire aujourd'hui de travailler en harmonie avec le gouvernement et les capitalistes pour nous défendre nous-mêmes contre "la menace allemande", cela sera nécessaire après, aussi bien que durant la guerre.

    Si grande que puisse être la défaite de l'armée allemande s'il est vrai qu'elle sera battue, il ne sera jamais possible d'empêcher les patriotes allemands de penser à une revanche et de la préparer ; et les patriotes des autres pays, très raisonnablement, de leur point de vue, voudront eux-mêmes se tenir prêts de façon à n'être pas surpris par une attaque. Cela signifie que le militarisme prussien deviendra une institution permanente et régulière dans tous les pays.

    Que diront alors ces anarchistes qui veulent aujourd'hui la victoire d'un des groupes de belligérants ? Recommenceront-ils à s'appeler antimilitaristes, à prêcher le désarmement, le refus du service militaire et le sabotage de la défense nationale, pour redevenir, à la première menace de guerre, les sergents recruteurs des gouvernements qu'ils auront tenté de désarmer et de paralyser ?

    On dira que ces choses prendront fin quand les Allemands se seront débarrassés de leurs tyrans et auront cessé d'être une menace pour l'Europe en détruisant le militarisme chez eux. Mais s'il en est ainsi, les Allemands qui pensent avec raison que la domination anglaise et française (pour ne rien dire de la Russie tsariste), ne serait pas plus agréable aux Allemands que la domination allemande ne le serait aux Français et aux Anglais, voudront d'abord attendre que les Russes et les autres aient détruit leur propre militarisme et, en attendant, ils contribueront à accroître l'armée de leur pays. Et alors combien de temps la Révolution sera-t-elle différée ? Combien de temps l'anarchie ? Devons-nous toujours attendre que les autres commencent ?

    La ligne de conduite des anarchistes est clairement tracée par la logique même de leurs aspirations. La guerre aurait dû être empêchée par la Révolution, ou au moins en inspirant aux gouvernements la peur de la Révolution. La force ou l'audace nécessaire a manqué. La paix doit être imposée par la Révolution ou, au moins, par la menace de la faire. Jusqu'à présent, la force ou la volonté fait défaut. Eh bien ! il n'y a qu'un remède ; faire mieux à l'avenir. Plus que jamais nous devons éviter les compromis, creuser le fossé entre les capitalistes et les serfs du salariat, entre les gouvernants et les gouvernés ; prêcher l'expropriation de la propriété individuelle et la destruction des États, comme les seuls moyens de garantir la fraternité entre les peuples et la justice et la liberté pour tous ; et nous devons nous préparer à accomplir ces choses.

    En attendant, il me semble qu'il est criminel de faire quoi que ce soit qui tende à prolonger la guerre, ce massacre d'hommes, qui détruit la richesse collective et paralyse toute reprise de la lutte pour l'émancipation. Il me semble que prêcher "la guerre jusqu'au bout" c'est faire réellement le jeu des dirigeants allemands qui trompent leur peuple et l'excitent au combat en le persuadant que leurs adversaires veulent écraser et asservir le peuple allemand.

    Aujourd'hui, comme toujours, que ceci soit notre devise : À bas les capitalistes et les gouvernements, tous les capitalistes et tous les gouvernements.

    Vivent les peuples, tous les peuples

    Errico Malatesta
     
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